Photo : Quḍāt Mālikiyya wa Ḥanafiyya bi-l-Jāmiʿ al-Kabīr fī l-ʿĀṣima
Introduction : Une dualité juridique unique en terre d’Islam
L’Algérie ottomane (1516–1830) présente un cas rare dans l’histoire islamique : la coexistence institutionnelle de deux rites (madhhab-s) au sein d’un même État sunnite. Tandis que l’Empire ottoman imposait le hanafisme comme doctrine officielle, la population algérienne, profondément ancrée dans le malikisme depuis le VIIIe siècle, conservait son rite ancestral.
Cette coexistence n’était pas un simple syncrétisme religieux : elle était codifiée, hiérarchisée et spatialement organisée, notamment à la Grande Mosquée d’Alger (Jāmiʿ al-Kabīr), où siégeaient deux juges suprêmes : un qāḍī ḥanafī (représentant Istanbul) et un qāḍī mālikī (porte-parole des Algériens).
Cet article explore les origines historiques, les mécanismes institutionnels, les figures emblématiques, les textes juridiques et les conséquences sociales de cette dualité rituelle.
I. Origines Historiques du Dualisme Ritual
1. Le malikisme : une tradition millénaire
- VIIIe siècle : Introduction du malikisme par les conquérants omeyyades et les juristes de Kairouan (Ifriqiya).
- XIe–XIIe siècles : Renforcement sous les Almoravides et Almohades, qui font du malikisme la doctrine officielle du Maghreb.
- XIIIe–XVe siècles : Les Hafsides (Tunis) et Zianides (Tlemcen) consolident le malikisme comme rite populaire et savant.
- Zaouïas et madrasas : Tlemcen devient un centre malikite majeur (madrasa Tashfīniyya, oulémas comme Ibn Marzūq).
Résultat : En 1516, 99 % de la population algérienne est malikite.
2. L’arrivée ottomane et l’imposition du hanafisme
- 1516–1534 : Conquête par les frères Barberousse, sous protection ottomane.
- 1534 : Alger devient une régence (eyalet) rattachée à Istanbul.
- Doctrine officielle ottomane : Hanafisme (depuis le XIVe siècle, sous les sultans seldjoukides puis ottomans).
- Nomination des juges : Le shaykh al-islām d’Istanbul nomme un qāḍī ʿaskar (juge militaire) hanafite pour chaque régence.
Objectif : Unifier l’administration juridique sous une seule école, faciliter le contrôle central.
II. Le Système Judiciaire Dual : Une Architecture Institutionnelle Sophistiquée
1. Hiérarchie des juges (quḍāt)
| Niveau |
Rite |
Nomination |
Compétence principale |
| Qāḍī ʿaskar |
Hanafite |
Par Istanbul (via le Dey) |
Affaires d’État, militaires, étrangers, waqfs impériaux |
| Qāḍī mālikī |
Malikite |
Par le Dey, sur avis des oulémas locaux |
Affaires civiles des Algériens (mariage, héritage, commerce local) |
| Muftis locaux |
Malikite |
Zaouïas et mosquées |
Fatwas pour la population |
À Alger : Les deux juges suprêmes siégeaient dans la même Grande Mosquée, mais avec des chaires distinctes.
2. La Grande Mosquée d’Alger : Symbole de la dualité
- Jāmiʿ al-Kabīr (construite en 1097, agrandie sous les Ottomans)
- Disposition spatiale :
- Minbar hanafite : À droite du mihrab, pour le qāḍī ʿaskar.
- Minbar malikite : À gauche, pour le qāḍī mālikī.
- Salle des audiences : Deux estrades séparées, avec des scribes bilingues (arabe/turc).
Témoignage du voyageur anglais Thomas Shaw (1738) : « À la Grande Mosquée, on voit deux juges siéger côte à côte : l’un turc et hanafite, l’autre arabe et malikite. Chacun rend justice selon son rite, et les plaideurs choisissent leur juge. »
3. Règles de compétence : qui juge qui ?
| Type d’affaire |
Juge compétent |
| Soldats, janissaires, Turcs |
Hanafite |
| Algériens autochtones |
Malikite |
| Étrangers (Maures, Juifs, Européens captifs) |
Hanafite (droit international ottoman) |
| Waqfs impériaux (mosquées, écoles) |
Hanafite |
| Mariage, divorce, héritage local |
Malikite |
| Conflit entre rites |
Arbitrage par le Dey |
Cas célèbre (XVIIIe siècle) : Un janissaire hanafite épouse une Algérienne malikite → double contrat : un selon chaque rite.
III. Figures Emblématiques des Deux Rites
A. Côté hanafite
- Aḥmad al-Sharīf al-Zawāwī (mort en 1780) : Qāḍī ʿaskar d’Alger, auteur du Kitāb al-Nawāzil al-Ḥanafiyya.
- Muṣṭafā Qāsim al-Istanbūlī : Juge militaire, connu pour ses sentences contre les corsaires récalcitrants.
B. Côté malikite
- Sīdī ʿAbd al-Raḥmān al-Thaʿālibī (mort en 1471, mais sa zaouïa reste influente) : Symbole du malikisme algérois.
- Muḥammad al-ʿArabī al-Tilimsānī (XVIIIe siècle) : Mufti malikite, auteur de fatwas contre l’usure pratiquée par certains Turcs.
- Aḥmad al-Wansharīsī (mort en 1508 à Fès, mais ses Fatāwā circulent en Algérie) : Référence malikite maghrébine.
IV. Textes Juridiques et Pratique Quotidienne
1. Références hanafites
- Al-Hidāya de al-Marghīnānī
- Multaqā al-Abḥur de Ibrāhīm al-Ḥalabī
- Fatāwā Qāḍīkhān
2. Références malikites
- Al-Mudawwana de Saḥnūn
- Mukhtaṣar Khalīl
- Al-Miʿyār al-Muʿrib d’al-Wansharīsī
Archives ottomanes (Topkapı, Istanbul) : Des milliers de maḥdar (procès-verbaux) montrent des jugements bilingues (arabe hanafite + arabe malikite).
V. Conséquences Sociales et Politiques
1. Légitimité du pouvoir ottoman
- Le hanafisme légitime l’autorité centrale, mais le malikisme apaise la population.
- Les Deys (gouverneurs) consultent les oulémas malikites avant toute décision sensible (impôts, conscription).
2. Résistance culturelle
- Les zaouïas malikites deviennent des foyers de résistance (ex. : zaouïa de Sīdī ʿAbd al-Qādir al-Jīlānī).
- Langue : Le malikisme favorise l’arabe classique, le hanafisme introduit le turc administratif.
3. Déclin du hanafisme
- XIXe siècle : Affaiblissement ottoman → montée des oulémas malikites.
- 1830 : Conquête française → fin du système dual.
- 1962 : Indépendance → malikisme officiel et unique (Constitution algérienne, art. 2 : « L’islam est la religion de l’État » + malikisme comme source juridique).
VI. Vestiges Actuels
- Grande Mosquée d’Alger : Les deux chaires ont disparu, mais la mémoire persiste.
- École malikite : Toujours dominante en Algérie (facultés de théologie, iftāʾ).
- Patrimoine écrit : Manuscrits hanafites rares, conservés à la Bibliothèque nationale d’Algérie.
Conclusion : Un modèle de tolérance institutionnelle
La coexistence des quḍāt mālikiyya wa ḥanafiyya à la Jāmiʿ al-Kabīr n’était pas une anomalie, mais une solution pragmatique et sophistiquée à la diversité religieuse dans un empire pluriethnique.
Citation d’Ibn Khaldūn (XIVe siècle) : « Les États durent par la conciliation des contraires, non par l’uniformité forcée. »
L’Algérie ottomane en fut la preuve vivante : deux rites, une umma, un État.
Bibliographie sélective
- ʿAbd al-Raḥmān al-Jabartī, ʿAjāʾib al-Āthār (sur les juges ottomans).
- Aḥmad al-Sharīf al-Zawāwī, Kitāb al-Nawāzil al-Ḥanafiyya (manuscrit, BNA).
- Lucette Valensi, Le Maghreb avant le protectorat (Seuil, 1969).
- André Raymond, Le Caire, Tunis, Alger : villes ottomanes (CNRS, 1985).
- Archives ottomanes, Topkapı Sarayı, Alger Mahkemesi Sicilleri.
Pour aller plus loin : Visitez la Grande Mosquée d’Alger et demandez à voir la salle des anciens juges. Les guides locaux racontent encore l’histoire des « deux minbars ».
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Posté par : patrimoinealgerie
Ecrit par : Rédaction