
À Alger, l’expression « derdba » est couramment utilisée pour désigner une fête bruyante et joyeuse, mais peu de gens connaissent ses origines profondes. Ce terme, ancré dans la mémoire populaire, renvoie à des célébrations rituelles organisées par les communautés subsahariennes, principalement des descendants d’esclaves, au début du XXe siècle. Ces fêtes, appelées derdbas, étaient des moments de communion spirituelle et sociale, mêlant traditions africaines, islam soufi et culture locale algéroise. Cet article explore l’histoire, les rituels et l’héritage de ces pratiques méconnues, en s’appuyant sur le contexte historique et les traces culturelles encore visibles aujourd’hui.
Les derdbas trouvent leurs racines dans les communautés subsahariennes établies à Alger, issues des réseaux d’esclavage transsaharien qui, jusqu’au XIXe siècle, ont amené des populations d’Afrique de l’Ouest et centrale vers l’Afrique du Nord. Ces communautés, souvent marginalisées, ont développé des pratiques culturelles et spirituelles syncrétiques, intégrant des éléments de leurs traditions animistes à l’islam soufi dominant en Algérie. À Alger, ces groupes se sont organisés en confréries, chacune liée à une région ou à une ethnie d’origine, comme les Bambara (Mali, Sénégal), les Sonoui (Tombouctou), les Bornou, Gourma et Tombou (boucle du Niger), ou encore les Zouzou et Katchena (nord et sud du Niger).
Ces confréries, souvent appelées diwans dans le contexte maghrébin, étaient des espaces de préservation identitaire où les rituels, la musique et les danses permettaient de maintenir un lien avec les origines africaines tout en s’adaptant au contexte local. Les derdbas, organisées dans des lieux spécifiques comme la Casbah ou près de sites sacrés, étaient des moments clés pour ces communautés, renforçant leur cohésion et leur visibilité dans une société algéroise plurielle mais hiérarchisée.
Le cœur spirituel des derdbas était la kouba (mausolée) de Sidi B’lel, un saint révéré considéré comme originaire de Tombouctou, ancienne capitale intellectuelle et spirituelle du Mali. Située à Bab El Oued, entre les quartiers El Kittani et R’milet Laâoued, cette kouba était un lieu de pèlerinage pour les adeptes des rituels africains. À proximité, la fontaine Sebâa Âayoun (les sept sources), située sur le front de mer à Bologhine, jouait un rôle central dans les pratiques mystiques. Cette fontaine, aujourd’hui disparue en raison des aménagements urbains du XXe siècle, était associée à sept esprits ou génies, figures clés des rituels syncrétiques gnaouis.
Les sept génies de Sebâa Âayoun, bien que mal documentés dans les archives historiques, sont mentionnés dans la tradition orale algéroise comme des entités spirituelles liées aux éléments naturels et aux ancêtres. Selon les récits, ils incluaient :
Ces génies, bien que spécifiques à la tradition algéroise, rappellent les esprits invoqués dans les rituels gnaouis au Maroc (comme ceux du lila) ou dans les pratiques stambali en Tunisie, où des entités similaires sont vénérées à travers des chants et des transes.
Chaque printemps, les communautés subsahariennes d’Alger se réunissaient pour célébrer Aïd el Foul, la « fête des fèves », une célébration marquant le renouveau de la nature et la fertilité. Cette fête, qui se tenait près de la kouba de Sidi B’lel, suivait un déroulement ritualisé, mêlant spiritualité, musique et pratiques communautaires.
Outre les célébrations près de la kouba de Sidi B’lel, des derdbas étaient organisées dans la Casbah, dans les douiras (maisons traditionnelles) des familles subsahariennes. Chaque douira accueillait sa propre fête, transformant les ruelles de la Casbah en un espace de communion festive. Ces événements, bien que plus intimes, suivaient un schéma similaire : chants, danses, sacrifices et festins, renforçant les liens entre les membres de la communauté et leurs traditions ancestrales.
Les derdbas étaient animées par des confréries, chacune liée à une région ou à une ethnie d’Afrique subsaharienne. Ces groupes, bien que minoritaires à Alger, jouaient un rôle culturel important. Parmi les principales confréries mentionnées dans la tradition orale :
Ces confréries, bien que distinctes, partageaient des traits communs avec les traditions gnaouies du Maroc et stambali de Tunisie, notamment l’usage de la musique, de la transe et des sacrifices pour communiquer avec les esprits. À Alger, leur intégration dans le tissu soufi local a permis une coexistence harmonieuse avec les pratiques religieuses majoritaires.
Avec l’urbanisation d’Alger et les transformations sociales du XXe siècle, notamment sous la colonisation française et après l’indépendance, les derdbas ont progressivement décliné. La destruction de la fontaine Sebâa Âayoun et l’évolution des quartiers comme Bab El Oued et la Casbah ont marginalisé ces pratiques. Cependant, leur héritage perdure dans la langue algéroise, à travers des expressions comme « derdba », et dans des chansons comme Bambara y heb el foul. La musique gnaouie, avec ses qarqabou et ses bendirs, continue d’influencer les genres populaires algériens, comme le chaâbi et le diwan moderne.
Des recherches récentes sur les héritages subsahariens au Maghreb, notamment les travaux d’anthropologues comme Abdelhamid Bouraoui sur le diwan algérien, soulignent l’importance de ces pratiques dans la construction de l’identité culturelle algérienne. Les derdbas, bien qu’éclipsées par l’histoire officielle, témoignent de la richesse d’un métissage culturel entre l’Afrique du Nord et l’Afrique subsaharienne.
Pour étayer cet article, les informations ont été croisées avec des études sur les traditions gnaouies et stambali au Maghreb, ainsi que des récits oraux algérois. Bien que les archives coloniales françaises mentionnent peu les derdbas, des travaux comme ceux de Fanny Colonna sur les saints et les confréries en Algérie confirment l’existence de figures comme Sidi B’lel et de pratiques syncrétiques dans les communautés subsahariennes. La chanson Bambara y heb el foul est également documentée dans les recueils de folklore algérois, notamment par l’ethnomusicologue Hadj Miliani. En l’absence de sources primaires sur les sept génies, leurs noms et rôles ont été repris des traditions orales, en les contextualisant avec les pratiques gnaouies régionales.
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