Alger - Revue de Presse

L'institution fabrique aussi de l'humain


Pendant qu'une campagne électorale boiteuse et fétide, une de plus, promet de remettre sur selle les cavaliers de l'insolence, sans montures, incapables de rattraper une tortue sur un terrain aussi nu que l'espoir d'un mourant, des hommes et des femmes d'un autre monde viennent nous enseigner une meilleure manière d'être utiles à l'humanité. A nous-mêmes d'abord. Des hommes et des femmes sacrifiant leur repos, leurs familles, leur argent ont traversé notre vie en silence et sont repartis sans bruit, sans tapage. Ils ont guéri une centaine de personnes âgées, les yeux auparavant embués par la cataracte ou le strabisme, pouvant enfin voir ce qui se passe autour d'elles. Pouvant encore apprécier ce paysage paradisiaque d'une ville par laquelle passera bientôt un gazoduc vers l'Espagne, Béni-Saf. Ces hommes et ces femmes ont aussi une ambition proche du rêve loin du cauchemar. Plus proche de l'humilité de l'ange que de l'extravagance du diable. Ils nous viennent de Suisse, volontairement, sans contraintes, que celles dictées par leur conscience, seule juge de leurs actes. Ces hommes et ces femmes souriant à la vie pour la faciliter aux autres, n'appartiennent ni à une association, ni à une quelconque organisation étatique qui leur attribueraient une mission, un travail, une conduite à tenir lorsque le devoir d'être utile les appelle. Ils y vont sans rendre compte, sans attente de remerciements, ni de grades, ni d'argent. Ils sont libres de leurs actes, libres de leur pensée, libres de sacrifier leur temps pour que le temps des autres soit agréablement utilisé. Un groupe d'ophtalmologistes volontaires accumulant nombre d'années d'expériences, accompagnés d'un personnel de soutien, tout aussi expérimenté et tout aussi volontaire, tous réunis autour d'une idée, une seule, faire du bien en soulageant la douleur en respectant le sermon fait à leurs maîtres dans la science. Ils passent une semaine dans une ville d'Algérie, financent leurs voyages, viennent avec toute la logistique nécessaire à leur action, nous posent quelques interrogations sans mot dire et ils repartent satisfaits. Nous laissent perplexes, devant cette générosité imprévue dans un monde rongé par l'égoïsme. Mais interrogeons-nous par la même occasion sur leur pays, la Suisse.  C'est un pays où le peuple est souverain et le Président change chaque année. Le rêve des peuples arabes. Le pays est composé de 26 cantons, divisés en communes (on dirait chez nous quelque chose comme wilaya et APC, la comparaison bien sûr ne concerne que le découpage spatial), regroupés dans un Etat fédéral à démocratie directe. La démocratie directe est un régime politique dans lequel le peuple exerce directement le pouvoir. Un peu comme à Athènes au VIe siècle avant J.-C. Chaque canton a sa constitution et la confédération regroupe l'ensemble des cantons dans une république fédérale. Il est permis au peuple de choisir ses élus aux différents conseils (Commune, Canton et Confédération) et donné également la possibilité d'émettre son avis sur les textes législatifs ou constitutionnels décidés par ces conseils ou d'en proposer selon une réglementation précise. Un peu comme chez nous. Un tout petit peu. Seulement la principale particularité de la politique suisse est le système de milice qui s'inscrit dans une longue tradition, non seulement dans le domaine de la défense (l'armée suisse étant une armée de milice) mais aussi dans le domaine politique. C'est ainsi que l'on parle de Parlement de milice pour désigner l'Assemblée fédérale. Les communes et les cantons fonctionnent de la même façon. Mais ne nous y trompons pas, car le système de milice en Suisse consiste en « la prise en charge bénévole, extraprofessionnelle et honorifique d'une charge ou d'une fonction publique, peu ou pas du tout dédommagée ». En d'autres termes, les députés fédéraux n'exercent pas leur mandat comme une activité professionnelle. Ils ne perçoivent pas un salaire mais une indemnité pour leur présence et ils ont à leur disposition, sans frais, l'accès aux transports publics. Pas tout à fait comme chez nous, loin s'en faut. Chez nous, la milice a un autre sens et d'autres traditions historiques. D'autres pratiques. Les députés encaissent bien et la prise en charge de leurs frais a de quoi faire rougir un navet. C'est ce qui explique leurs bousculades sur des listes de retraitables plusieurs fois, décorées de jeunes dauphins qui s'avèrent rapidement de bons futurs requins d'aquarium. Voilà pourquoi on ne voudra jamais imiter la Suisse. Les Suisses passent leur temps à voter pour tout ce qui concerne leur quotidien et les mutations sociales. Ils passent leur temps à corriger l'institution et l'adapter aux changements. L'adapter à leur humanité et en faire un instrument à leur service au lieu de la laisser rouiller leur âme, la détruire. Dès qu'ils s'arrêtent de le faire, l'institution est mise en danger. Cela rappelle une réflexion à ce propos d'un de nos frères exilés de passage au pays qui disait : « sans être en Suisse et sans Etat nous avons de l'eau, de l'électricité et tant bien que mal des routes. Et si nous avions un Etat ? ». Si nous avions un Etat, nous aurions une représentation nationale digne de ce nom, digne de nos douleurs, digne de presque deux millions de kilomètres carrés que compte notre pays, digne de Béni-Saf et des malades qui attendent un geste de bonté de la part des habitants d'un véritable Etat, pour avoir le droit de revoir les paysages paradisiaques de Béni-Saf, pour savoir reconnaître la sardine véritable de la « lâcha » tout juste bonne à servir d'appât.  Poussés à raconter comment l'idée de projet est née chez ce groupe d'ophtalmologistes venu en Algérie opérer des malades pris en tenailles entre une liste d'attente interminable dans les hôpitaux et une somme trop importante à payer dans les cliniques privées, ils font part des voeux d'Algériennes résidant en Suisse. Au départ donc, deux Algériennes. L'une originaire d'El-Asnam, ayant connu la douleur du séisme de 1954, a quitté le pays sans vraiment le quitter en 1962. Grâce au respect qui lui est dû au sein de l'hôpital qui l'emploie, elle a réussi à sensibiliser et à mobiliser les médecins et leurs soutiens techniques, chez lesquels elle a senti une graine d'humanité. L'autre originaire de Béni-Saf, ayant suivi sa scolarité dans la mission catholique, véritable armée à elle seule, apporte le dynamisme dont elle déborde malgré son faible état de santé. Zohra et Zoulikha ont donc réussi à rester humaines envers les leurs. A sauver leurs peaux mais aussi leurs âmes. Elles financent leurs opérations grâce à une quête au cours d'une « chorba partie » organisée en Suisse, au pays des milices et des députés bénévoles. A pratiquer la diaspora sans le savoir, sans le vouloir. Elles ne font pas de politique mais ont réussi à s'intégrer dans un pays où l'institution ne fait les Hommes. Elle est faite par eux. Ensemble. Tous ensemble. Où l'on se bouscule pour une liste électorale par bénévolat et non pour régler ses carences et essayer de meubler vainement le vide de l'âme. Ce vide où se bousculent l'inculture et la servitude sans même tenir compte de l'âge et de la probité. Ce vide où l'on rend compte à des supérieurs et non à sa propre conscience. Où le supérieur a les yeux embués par un autre type de cataracte qui est plus du ressort de la perversion que de celui de l'ophtalmologie. A Béni-Saf cette année, comme à El-Asnam l'an dernier, l'équipe d'ophtalmologistes, au-delà de sa mission humanitaire et volontaire compensatrice des tares de nos institutions, réussira-t-elle à nous ouvrir les yeux ? Ou livrera-t-elle le diagnostic de notre cécité irréversible ?
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