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Existe-t-il une économie du Ramadhan ? Publié le 23.04.2024 dans le Quotidien le soir d’Algérie


Par Abdelali Kerboua

Telle qu’elle est posée en titre de cet article, la question n’a rien d’intrigant pour beaucoup d’économistes, et notamment les spécialistes de l’économie de la consommation. Tant il est vrai, chez nous en Algérie, que les comportements du consommateur accentuent leurs travers de façon plus que visible en ce mois sacré dont les fondamentaux religieux enseignent aux musulmans que nous sommes la modération, la solidarité et la distanciation vertueuse à prendre par rapport aux choses de la vie («ezzouhd» en langue arabe). Bien au contraire, la réalité du marché et du comportement du consommateur questionnent ouvertement ces principes tirés du Coran et de la Sunna comme déclinaison pratique du texte sacré de l’islam.

Les règles de l’économie sont bousculées au quotidien, qu’il s’agisse du binôme classique offre-demande, de la structure des prix, du niveau du pouvoir d’achat du consommateur qui en découle et plus généralement de la régulation du marché par l’intervention de l’État, rappelé à son rôle de pompier social conformément aux canons de l’État social énoncé explicitement par la Constitution.

Ce Ramadhan 1445 du calendrier hégirien est quelque peu différent de ses prédécesseurs. Il semble que, cette année, l’offre ait pris le dessus sur la demande, au vu de la large disponibilité des produits sur les étals des marchés. D’habitude, on assiste à des pressions cycliques sur certains produits prisés en ce mois par le consommateur-jeûneur, allant des produits alimentaires garnissant la table du f’tour quotidien jusqu’aux approvisionnements spécifiques en électroménager ou en quincaillerie «traditionnelle» de cuisine, sans oublier les vêtements pour enfants pour l’Aïd El-Fitr. De ce fait, la demande était excédentaire, non de manière structurelle, mais plutôt de manière surfaite ou organisée par des réseaux spéculatifs en mal de surprofits conjoncturels en «pressant» l’offre vers le bas, excluant toute éthique commerciale en relation avec la dimension spirituelle de ce mois particulier pour les musulmans.

Cette abondance relative constatée durant le Ramadhan écoulé est due à un réveil palpable de l’agriculture, notamment saharienne, qui assure correctement les soudures entre les productions saisonnières du Nord et celles du Sud qui n’obéissent pas au même calendrier de cultures.
Ce rééquilibrage du marché est également en relation avec le phénomène inflationniste présent depuis trois ans, taux d’inflation à 9,3% durant les années 2022 et 2023, combiné à la correction des comportements induite par les attitudes de prudence imposées par la pandémie de Covid-19, qui se sont traduites par des comportements de repli sur soi, limitant de facto le caractère expansif de l’Algérien en matière de consommation et de ses postures standards vis-à-vis des politiques publiques en matière de régulation du marché demandant toujours plus à l’État.

Cette posture standard semble connaître des corrections, ou plus exactement des ajustements de comportement significatifs sous la triple pression des dérèglements de l’offre et de la demande, de l’inflation croissante et surtout de la pression du pouvoir d’achat en régression sur la grille des besoins de base du citoyen-consommateur qui semble, malgré lui, renouer avec des approches plus rationnelles face à l’acte de consommer. Assiste-t-on en Algérie à l’émergence d’un «homo ramadanicus» qui tente de se réconcilier avec l’homo economicus, symbole de rationalité économique selon la vieille théorie économique néoclassique qui n’a plus de droit de cité de nos jours, sinon dans un glissement avéré vers la psychologie comportementale drivée par l’École américaine de l’économie comportementale (Behavior Economics) ? Ramenée au quotidien du marché des produits de base, cette observation nous met en présence d’un consommateur algérien générique moins emballé dans ses achats, comptant son stock de dinars disponibles mis sous pression inflationniste, allant jusqu’à établir un «budget Ramadhan», pratique nouvelle valable pour de nombreux foyers algériens. L’Algérien semble s’écarter du schéma traditionnel d’achats compulsifs où les produits à fort indice glycémique prenaient le dessus sur le reste, allant du qalb ellouz, de la zalabia, de la baklaoua, des qtaïf à d’autres sucreries spécifiques à certaines régions de notre vaste pays.

Ce réajustement comportemental ne relève pas d’un choix rationnel de consommation librement consenti mais plutôt d’un choix contraint dicté par le manque de ressources. La contrainte du pouvoir d’achat est bien palpable pour la majorité des Algériens qui redécouvrent ce que le mot inflation veut dire, phénomène quasiment absent durant les années 2000 et la première moitié des années 2010. C’est là où l’Algérien se tourne vers l’Etat, sollicitant le rôle social et protecteur de ce dernier.

L’État régalien ayant usé des instruments coercitifs par la loi pour enrayer les phénomènes spéculatifs, ennemis jurés du portefeuille du consommateur, se résigne, au bout du compte, à réguler le marché par l’importation pour rendre «solvable» le consommateur et lui permettre d’équilibrer son budget. C’est le cas pour les viandes rouges importées en grande quantité de pays connus pour leurs excédents énormes de viande bovine, cédées au consommateur à un prix plafonné de 1 200 DA/kg.

Cet apport calorique tant attendu en ce mois sacré éloigne le consommateur pour un temps du kilo de viande bovine culminant à 3 000 DA/kg dans les grandes villes dont Annaba, connue pour la rigidité de ses prix dans la boucherie bovine et ovine. Cette dichotomie créée ex nihilo dans le marché des viandes rouges par l’État pourrait, à terme, si elle venait à se maintenir par décision des pouvoirs publics, influer sur la structure des prix en éliminant définitivement les marges spéculatives, devenues une tradition dans cette filière de l’élevage animal, où la notion de monopole demeure une réalité dans les grandes zones d’élevage à l’est et à l’ouest du pays.

Le même constat du rôle régulateur positif de l’État est valable pour un éventail très large de produits subventionnés allant de la semoule jusqu’au sucre, en passant par l’huile de table, produits dont la disponibilité frôle quasiment l’abondance. Cette abondance introduit une certaine sérénité chez le consommateur qui réajuste ses achats selon ses besoins réels, évitant les achats par anticipation relevant de comportements d’alerte découlant d’une «phobie de la pénurie», maladie chronique du consommateur algérien depuis cinq décennies.

L’État n’est-il pas en train, par ce levier économique de régulation du marché, de participer à façonner de nouveaux comportements chez le consommateur, plus proches d’attitudes de consommation plus rationnelles dans le contexte algérien, marqué, par ailleurs, par le règne de la rumeur, de la manipulation et de l’influence vicieuse des réseaux sociaux et de l’audiovisuel ? Le consommateur-jeûneur qu’est l’auteur de ces lignes est abasourdi par le matraquage publicitaire de marques de produits de l’agroalimentaire, de l’électroménager et des produits d’hygiène domestique qui accaparent l’attention de la ménagère algérienne qui ne sait plus à quel saint se vouer, en particulier en ce mois de piété ! Cette occupation outrancière de l’espace de détente en soirée devant la télévision rend pantois le consommateur algérien et influence la rationalité de ses choix du jour par la persistance dans la mémoire immédiate des images de la veille qui se bousculent dans sa tête.

C’est dire que «l’homo ramadanicus» est tiraillé entre contraintes du pouvoir d’achat, recherche de «confort de vie» et réalité édulcorée par l’image agressive et omniprésente d’une télévision plus que suggestive dans l’orientation des choix du consommateur.

La rationalité de «l’homo economicus» tient de la satisfaction de ses besoins par l’utilité avérée de ses choix de consommation. Cette rationalité s’exprime dans un contexte d’équilibre des paramètres du marché, supposé être de libre concurrence. Quant à «l’homo ramadanicus», dans sa quête de rationalité naissante, il est dans une posture de défiance-domestication des paramètres du marché, essayant de comprendre ce qui lui arrive face à l’inflation et à la perte du pouvoir d’achat. C’est là où la débrouillardise habituelle de l’Algérien est mise à l’épreuve. Si l’on constate un début de retenue dans les choix de consommation, rompant avec le mimétisme culturel ambiant, traversant les différentes couches sociales, pour homogénéiser les plats standards du Ramadhan, au-delà de leur coût économique, faisant de la chorba-viande, du bourek, du kftaji (à l’Est algérien), de la hrira (à l’Ouest algérien) des choix de consommation incontournables et presque rituels de la table du f’tour. Ce qui induit, d’une certaine façon, une uniformisation des comportements par rapport à la contrainte des prix qui s’impose «démocratiquement» à tous. C’est que l’effet des liens tissés par la tradition culturelle et religieuse est encore très fort chez nous, phénomène sociologique positif en soi, et transcende les contraintes économiques qui s’imposent le reste de l’année, selon les revenus très différenciés des ménages algériens. Voilà le contexte social et culturel dans lequel l’«homo ramadanicus» puise sa «rationalité», émettant les premiers signes tangibles de retour au calcul économique au niveau des ménages, dans une économie où le marché, au sens classique, a du mal à s’imposer.

L’élasticité de l’offre et de la demande, à la base de la rationalité de l’«homo economicus», n’existe pas sans l’interventionnisme salutaire de l’État qui se rappelle de manière récurrente à ses obligations régaliennes de régulateur du marché et, partant, de garant de l’équilibre social, dans une société régie plus par la demande que par l’offre, du fait que l’économie de la production n’a pas encore assis ses repères pour formater autrement les schémas mentaux, encore sous influence rentière.

C’est ce qui fait, in fine, que l’«homo ramadanicus» a encore beaucoup de chemin à faire pour «domestiquer» à l’algérienne l’«homo economicus».

Il reste à espérer que ce Ramadhan 1445 soit le début d’une œuvre de réhabilitation de la rationalité économique, en commençant par se défaire des attitudes de gaspillage à grande échelle qui marquent ce mois sacré qui appelle, dans ses enseignements canoniques, à la retenue dans tous les actes du musulman en société. Alors sommes-nous devant une équation d’opposition entre l’ «homo economicus» et «l’homo ramadanicus» ou devant une équation d’égalisation des termes, surtout en matière de comportement devant l’acte de consommer ? Comme en toute chose, les phénomènes naissants demandent du temps pour être appréhendés à leur juste valeur.
L’«homo ramadanicus» ne fait pas exception à la règle. Il est l’acteur central de l’économie du Ramadhan épaulé sérieusement par un État bienveillant, une sorte de welfare state à l’algérienne.
A. K.



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