Alger - Djillali Hadjebi


«   AVOIR  20  ANS  A  ALGER  »
Un vent nouveau, plein d’espérances, soufflait sur tout le pays. L’heure était à la réappropriation des richesses nationales, à la mise en application des grands programmes à caractère sociaux-économiques dits révolutionnaires et socialistes. En militants convaincus, pleins d’enthousiasme et d‘idéalisme, on adhérait totalement aux thèses du Parti et aux programmes de l’Etat sur la redistribution des richesses du pays aux masses laborieuses. « Les usines aux ouvriers et la terre à ceux qui la travaillent…» étaient les mots d’ordre du moment. D’un autre côté, l’Algérie, le pays du million et demi de martyrs, était à l’écoute de tous les opprimés, de tous les peuples en lutte pour leur indépendance, pour leur dignité. L’amitié et la solidarité n’étaient pas de vains mots chez un peuple qui avaient enduré pendant plus d’un siècle le joug de l’oppression coloniale. Alger l’indocile, l’indomptable, la nouvelle Mecque de tous les combattants de la liberté, ouvrait grandes ses portes à tous les révolutionnaires. De la Sierra-Maestra au Delta du Mékong, de Ghaza à Soweto, des rizières asiatiques aux jungles africaines, on entendait résonner dans toutes les langues les chants des patriotes ; ces hymnes à la liberté qui sonnaient le glas du colonialisme, de l’apartheid, de l’impérialisme et de ses valets. Avoir vingt ans à Alger en ce temps-là, c’était être le témoin de la marche de l’histoire, de la révolution. C’était aussi se permettre les rêves les plus fous. Et, on croyait tous à tout cela…
Après avoir passé une partie de la nuit à disserter sur le dernier discours du Président, les grands choix politiques du pays et les réformes à venir, on s’était réveillés avec une sorte de gueule de bois avec les paupières un peu enflées, lourdes par manque de sommeil, comme chaque fois qu’on tenait une petite réunion avec les autres ‘camarades’. Comme à l’accoutumée, dès les premières heures de la matinée les rues d’Alger grouillaient de monde. Une foule de gens pressés allant et venant dans tous les sens occupait les trottoirs et les bas-côtés de la chaussée au grand dam des automobilistes. Après une nuit hauts perchés sur les branches, les toitures et les terrasses des immeubles, des nuées d’oiseaux s’envolaient dans des gazouillements perçants alors que les pigeons gagnaient les places publiques dans de gracieux vols planés suivis de petits battements d’ailes tout en faisant entendre leurs premiers roucoulements. Fondant les eaux calmes du port en laissant dans leur sillage des vaguelettes couvertes d’écume blanche, des remorqueurs gagnaient dans des ronronnements sourds et continus de leur puissant diesel la rade où mouillaient plusieurs navires marchands qui attendaient leur tour pour décharger leur cargaison. Après les échoppes et les kiosques à tabacs et journaux, les premiers magasins levaient leurs rideaux dans de grands bruits métalliques, découvrant les devantures, les arrière-salles et les vitrines garnies de marchandises. Les cafés étaient pleins d’hommes accoudés sur les tables et les comptoirs. Afin d’être à l’heure à la fac nous étions obligés de jouer des coudes pour nous frayer un chemin à travers toute cette cohue. Quelques pas derrière nous, leur cartable à la main et le sourire aux lèvres, les filles avançaient les cheveux au vent et le pas alerte ; frêles silhouettes au milieu de tant d’autres, petits fonctionnaires, employés, ouvriers et simples particuliers venus de la banlieue ou de l’intérieur du pays jusqu’à la capitale pour retirer un document ou régler quelques problèmes administratifs. Les passants s’agglutinaient comme chaque matin devant les kiosques à journaux pour lire les manchettes et découvrir les dernières nouvelles. Comme tous les matins, on marqua nous aussi une petite halte. « Engagement massif des U.S.A dans la guerre du Vietnam – Emploi des bombardiers géants B 52 » titrait à la Une ‘El-Moudjahid’. On pouvait lire aussi en pages intérieures : ‘’ Yasser Arafat : Une année déjà à la tête de l’O.L.P ‘’ ou entre autres sous-titres : ‘’ Nelson Mandela : Le plus ancien prisonnier politique.’’ Arrivés en vue de l’université on pressa le pas. De la rue Didouche on pouvait distinguer en surplomb les allées du campus pleines d’étudiants. Par petits groupes bruyants ils rejoignaient déjà les amphithéâtres alors que des gouttelettes d’une pluie fine, encore éparse, commençaient à tomber sur la ville.
Telles des arènes espagnoles un jour de corrida, les amphis étaient pleins à craquer. Impossible de trouver une place même sur les petites marches des allées. Les profs étaient obligés d’élever la voix pour se faire entendre. Faute de places certains étudiants assistaient au cours debout et prenaient par moments des notes alors que d’autres se contentaient des polycopies quand elles étaient disponibles. Depuis que l’école a été ouverte pour tous et rendue obligatoire, le nombre d’étudiants était chaque année en notable augmentation. Dans toutes les régions les établissements scolaires qui dataient de l’époque coloniale s’étaient avérés insuffisants, nettement en deçà de la forte demande ; ce qui donnait des classes d’environ cinquante élèves pour le primaire, le moyen et même le secondaire. Devant l’immensité des besoins des moyens importants avaient été accordés au secteur de l’éducation. Cependant, malgré tous les efforts des responsables les nouvelles infrastructures tardaient à voir le jour ou n’étaient livrées qu’au compte-gouttes. Régulièrement, entre deux conférences, entre un cours et un autre, particulièrement les après-midi, on monter à la bibliothèque nationales qui se trouvait sur les hauteurs de la ville à quelques encablures de la fac centrale. Après avoir rapidement mangé un morceau au resto universitaire, on se rendait à pied à ce temple du savoir tout en échangeant quelques mots, quelques infos, avec les filles et d’autres camarades. Là, dans le silence, le calme et la tranquillité des lieux, on reprenait toutes nos notes, nos cours du jour, les documents de références que des préposés mettaient aimablement à notre disposition, puis on entamait alors nos travaux d’études. Notre insondable passion de lire était si palpitante, si forte, comme si on cherchait à combler un vide, un manque difficile à nommer, qu’on ne pouvait s’empêcher de déborder souvent du programme de nos études. Aussi bien les filles que les garçons, on aimait découvrir ces merveilleux auteurs d’ici et d’ailleurs, ces magiciens du verbe, ces ciseleurs de mots qui savaient aussi bien chanter l’amour que raconter les révolutions, l’histoire des peuples. Il nous semblait à chacune de nos lectures qu’on agrandissait un peu plus notre horizon, qu’on brisait les frontières de notre petit monde et qu’on tissait des liens magiques avec d’autres personnes, d’autres peuples, des gens d’ailleurs. L’esprit bouillonnant ou sous le charme, au gré des lectures, on se laissait facilement emporter, griser par la puissance des mots et la justesse des causes. Pendant un certain temps alors, les idées plein la tête, on approfondissait le sujet, on l’analysait, on l’élargissait avant de le partager avec d’autres étudiants ; particulièrement ceux et celles qui en avaient la même perception ou était désireux d’en débattre. On tenait beaucoup à ce dernier point. Nos amis ressentaient-ils comme nous, ‘‘ce vent qui souffle toujours entre les arbres doux de l’Anatolie…’’ en lisant Nazim Hikmet ? Eprouvaient-ils de la colère ?..., étaient-ils aussi révoltés que nous devant cet incompréhensible, ce volontaire déni de justice fait au peuple Palestinien en lisant ‘’ Les rameaux d’olivier’’ de Mahmoud Darwich ? Ce grand poète dont plusieurs textes mis en musique et chantés sublimement par le talentueux Marcel Khelifa, feront vibrer quelques années plus tard toute la jeunesse du Machrek et du Maghreb, tous les hommes et toutes les femmes du monde épris de paix et de liberté. Et enfin, comment nos amis trouvaient-ils les ‘’ 100 Sonnets de bois’’, ce magnifique poème de Pablo Neruda écrit pour sa dernière femme, la belle Matilde Urrutia ?
Une fois par semaine, généralement le samedi après-midi, on se rendait avec les quelques filles qui restaient à Alger à la permanence de la Jeunesse du Parti. Nous étions en pleine préparation des chantiers d’été où une grande campagne de sensibilisation et d’explication de la ‘Révolution Agraire’, à des paysans bénéficiaires de terres dites ‘biens vacants’, devait être lancée cette année-là à travers tout le pays. Après avoir assisté avec nous à la réunion hebdomadaire d’information et d’orientation, pris connaissance du programme d‘activités de la semaine à venir et voir si elles n’étaient pas intéressées par quelque atelier, les filles sortaient vadrouiller dans les rues d’Alger et faire un peu de lèche-vitrines. En fin d’après-midi on se retrouvait tous à la terrasse du milk-bar de la rue Ben-M’hidi, où après un sandwich pris à la va-vite on allait à la cinémathèque située quelques dizaine de mètres plus bas pour assister à l’avant-dernière séance. On adorait le cinéma et la cinémathèque était pour nous bien plus qu’un lieu de spectacle, de divertissement. Au hasard de la programmation il n’était pas rare de tomber sur un grand film ; un de ces chefs-d’œuvre du septième art qui retraçait la vie de grands personnages ou de ces évènements qui avaient changé le cours de l’histoire. Ce soir nous étions aux anges, aussi fébriles et impatients que des gamins à qui on aurait promis un tour au zoo pour voir les grands fauves. Depuis une quinzaine de jours la cinémathèque avait entamé le cycle du cinéma hindou. Après ‘’Mangala fille des Indes’’, une superproduction avec des couleurs flamboyantes et des vues à vous couper le souffle, un superbe film d’amour mettant en scène des personnages au statut social antagoniste, l’un paysan et l’autre princesse et fille d’un régent autoritaire incarnant l’étranger, le colonisateur, avec en toile de fond une nation qui s’interroge, un peuple en lutte pour sa liberté, un film qui avait littéralement bouleversés toutes celles et tous ceux qui l’avaient vu, voilà qu’aujourd’hui la cinémathèque programmait ‘’Mother india’’, plus connu sous son deuxième titre : ‘’ Les Bracelets d’Or ’’ ; un autre monument du cinéma hindou du même réalisateur, Mahboob Khan. Le hall de la cinémathèque grouillait de monde ; des amateurs et des cinéphiles avertis qu’on reconnaissait pour les avoirs déjà vu lors de certaines séances suivies de débats. Heureusement qu’on avait pris la précaution d’acheter les tickets plus tôt dans la journée. On fit la chaîne un moment puis on entra dans la salle déjà bondée. Une placeuse vérifia nos tickets puis nous installa. On eut juste le temps de nous caler au fond de nos fauteuils et d’ouvrir nos petits sachets de cacahuètes salées, avant que la salle ne plongea dans le noir. Avec un fond sonore éclatant le générique de ‘’ Mother India’’ paru sur l’écran, suivi aussitôt des premières images, celles d’une vieille femme inaugurant un barrage, des images grandioses en plans rapprochés et en technicolor. Le cœur palpitant et les yeux rivés sur l’écran on se laissa facilement emporter par le film ; une œuvre toute de passions, de drames et d’aventures. D’inoubliables moments de bonheur, simple mais ô combien réconfortant pour nos âmes exaltées. Nous étions heureux. Aussi heureux qu’on pouvait l’être à notre âge à Alger, en ce temps-là…


X * D. H. – Romancier et Nouvelliste, auteur de plusieurs œuvres littéraires dont un dernier roman « Djamila ou le temps des sarments… » a été édité en France en 2010.
• (d.hadjil@yahoo.fr)




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