Algérie - Patrimoine Culturel

ENTRETIEN AVEC FANNY COLONNA «L'Aurès a été pour moi une terre maternelle»


ENTRETIEN AVEC FANNY COLONNA «L'Aurès a été pour moi une terre maternelle»
Le Soir d’Algérie : Qui est Baptiste?

Fanny Colonna : Il s’appelait en fait Jean-Baptiste Capeletti, né de parents italiens primo-migrants, le père piémontais et la mère sicilienne. C’est donc un Européen né et mort dans l’Aurès, entre 1875 et 1978. Il eut une très longue vie, plus de cent ans, et le souvenir qu’il a laissé dans le nord du massif est à la mesure de cette longévité mais aussi de l’envergue du personnage, que le livre s’est proposé de dévoiler progressivement.



Qu’est-ce qui vous a mis sur sa piste ?

Un article de Jean Déjeux et sans doute des propos échangés un peu au hasard avec des préhistoriens au Crape (Musée du Bardo), dans les années 1970/1980.

Un Italien si bien immergé dans les Aurès, cela montre-t-il tout à la fois ses capacités d’adaptation et celles d’accueil des Chaouias ?

Certainement les deux. Mais je pense qu’il ne fut pas unique en son genre et que l’on trouvera au fil des ans, des tas de Baptiste dans diverses régions du pays. Cette histoire sociale locale reste à faire, et c’est un peu le sens de ce livre.

Baptiste introduit dans les Aurès la meunerie, il a construit des moulins, il a découvert une grotte archéologique qui porte son nom… De ce personnage hors du commun, que reste-t-il aujourd’hui ?

Curieusement, sa mémoire survit au nord du massif mais guère plus loin. J’ai travaillé pendant vingt ans dans cette région, plutôt au sud, sans jamais entendre un montagnard du cru me parler spontanément de lui. Ceux qui l’ont connu, dans le nord, ont aujourd’hui entre 70 et 80 ans, j’ai donc eu finalement de la chance et aussi de l’aide auprès de jeunes collègues, pour retrouver leurs traces. Mais ce quasi-oubli est aussi lié, en ce qui concerne la société locale, je ne parle pas ici des chercheurs, à l’extrême modestie, à la simplicité du personnage, à sa fin effacée ; au fait qu’il n’était en rien «dominant» et il est assez difficile d’approcher ex post un personnage comme celui-là. Il est question aussi de son fils, Chérif, dont on ne sait pas avec certitude si sa mère est chaouia ou italienne... Continue-t-il, en vivant sa propre histoire, celle de son père, en tant que trait d’union ? Sa mère était bien chaouia mais il n’a pas la même aura car sa vie fut plutôt déviante au regard des valeurs locales (amateur de femmes et sans doute peu sobre, contrairement à son père). Cependant, il a vécu là pendant 70 ans et les gens parlent de lui avec une indulgence amusée, ce qui en dit long sur la tolérance d’une société qui passe pour fermée et rigide. L’Aurès n’est pas du tout ce qu’on s’imagine de l’extérieur !

Baptiste connaissait Ben Zelmat, le «bandit d’honneur» bien connu. Sur quoi reposait cette connaissance ?

Ils ont dû se rencontrer dans la montagne par hasard peut-être, la première fois, à la recherche l’un et l’autre de trésors, un sport répandu dans le massif, pour lequel il faut de bonnes jambes, de l’imagination et du courage physique. Cependant, vingt ans d’âge les séparaient et ni l’un ni l’autre ne semble avoir trouvé de trésor. Non, je pense que c’est une belle et inattendue rencontre, entre deux hommes passablement affranchis de préjugés et capables de prouesses, physiques et morales. C’est ainsi que je vois leur complicité… Entre deux êtres d’exception.

Quelle a été la position de Baptiste lors de la guerre de Libération nationale ?

Il était très âgé déjà. Donc son soutien fut, selon ce qu’on m’a dit, clandestin : médicaments, conseils pour soigner les blessés, sans doute don de nourriture ? Mais les villageois n’ont jamais eu aucun doute sur sa loyauté et son engagement moral pour l’indépendance, et les religieux que j’ai rencontrés, Roger par exemple, non plus.

Avec ce livre, entre portrait et roman, vous quittez quelque peu la ligne sociologique pure à laquelle vous nous aviez habitués. Comment avez-vous travaillé la forme ?

Chaque livre a son écriture, plus ou moins spontanée, en fonction du sujet, des sources et des lecteurs anticipés. En réalité, celui-ci a été aussi long à produire, davantage même, eu égard à sa minceur relative, qu’une recherche exclusivement scientifique. Je cherche, depuis déjà un certain temps, par exemple dans Les versets de l’invincibilité(1995), ou dans Récits de la province égyptienne (2005), à dégager les acteurs de la gangue du discours scientifique et ce n’est pas facile en restant référentiel, c'est-à-dire en ne s’autorisant aucune marge d’invention. C’est pourquoi j’ai tenté trois formes différentes. Cette dernière semble avoir élargi mon public et j’en souhaite vivement une coédition en Algérie…

Vous avez vous-même un lien fort avec les Aurès. Tout en cherchant Baptiste, ne quêtiez-vous pas un peu de vos racines ?

Certainement. Quoique racines ne soit pas exactement le bon terme : en tant qu’Européenne d’Algérie devenue algérienne, je n’ai pas de racines mais des attachements, des fidélités, des loyautés. C’est un destin historique très spécial, à la fois reçu mais surtout choisi. L’Aurès est le pays natal de ma mère, dont la famille est arrivée au Chélia puis à Khenchela, vers 1875, mais ils n’avaient pas de terres, ça aide à voir les choses «autrement», j’en suis persuadée... Mon arrière-grand-père était garde forestier (métier de sinistre réputation localement) et le père de ma mère est mort au cours de la Première Guerre mondiale, il avait 30 ans. Je pense qu’effectivement, l’Aurès a été depuis 1973 pour moi une terre «maternelle» : petite fille, j’allais souvent passer des vacances chez ma grand-mère et mon père aussi aimait fortement cette région j’avais les lieux, les toponymes, les gens aussi en mémoire et dans mon imagination. Mais, par ailleurs, heureusement, il y avait aussi d’excellentes raisons scientifiques à choisir cette région car il y a toujours un déficit énorme de savoir(s) sur l’Aurès quand j’ai commencé à y travailler, la bibliographie locale en français et anglais était de l’ordre d’un dixième de celle sur la Kabylie et le retard est très loin d’être comblé, tandis qu’il y a peu de travaux en arabe par ailleurs. Ajouterai-je que la géographie aussi bien que les manifestations matérielles de la culture en sont spécialement belles, et que nombreux sont mes collègues anthropologues qui m’ont envié ce choix, lequel en était à peine un.

Propos recueillis par Bachir Agour



Un Italien dans les Aurès



Qui est Jean-Baptiste ? C’est d’abord un prénom européen qui résonne dans les hauteurs du massif des Aurès. Un meunier d’origine italienne qui, ayant vécu dans le pays, connaît le massif mieux que personne. Si on ne l'avait su, jamais on n'aurait deviné qu’il n’était pas du coin. C’est sur les traces de ce personnage haut en couleur que Fanny Colonna s’est lancée. Cela compose un livre très original, une sorte de thriller anthropologique. Et comme dans toute bonne enquête, on n’est guère à l’abri des rebondissements. Mais commençons par le début. A l’origine de cette recherche, Fanny Colonna a trouvé dans une étude de Germaine Tillon la première trace de cet homme. Il y était précisé qu'il s'était fondu dans le milieu «indigène». Un déclassement pour un Européen. Il se fait connaître par la découverte d'un gisement préhistorique suffisamment important pour que le Musée de l'Homme dépêche une mission dirigée par Thérèse Rivière. Sans cette mission, peut-être n'aurait-on jamais entendu parler de lui. Et sans doute le site le plus important du nord de l'Afrique en gisements pré-néolithiques n'aurait-il pas porté son nom, celui de Capeletti. Coureur des cimes aurasiennes, Jean-Baptiste découvre un gisement de guano. Il y vit en fournissant les exploitants des palmeraies de Batna. L'argent gagné sert à construire des moulins. Comme les Chaouis, Jean-Baptiste pratique le nomadisme, ce qui procure le double avantage de le mettre hors d'atteinte et de le rapprocher du commun des montagnards. C'est là qu'il rencontrera le fameux Ben Zelmat, bandit d'honneur des Aurès. Mais comment devient-on chaoui quand on est européen ? Jean-Baptiste Capeletti est né le 1er novembre 1875, près de Constantine, sur la route de Sétif. Ses parents étaient des immigrés italiens arrivés en 1848 en Algérie. Le fait est que Jean-Baptiste n'est pas un «colon» ordinaire. Sa vie pose la question d'un vécu colonial sans avoir à se plier aux attentes et aux règles du système. On ne sait comment Baptiste devient culturellement un «indigène» marié à une Chaouia, guérisseur, chirurgien traditionnel, apprenant dans les livres tous les remèdes de grand-mère, apprenti maçon, etc. Surnommé le «Lion des Aurès», Jean-Baptiste devient un homme plein de ressources pour affronter l'âpreté de la vie. Fanny Colonna l'a pisté pas à pas dans une course anthropologique, sociologique et même psychologique, à travers son quasi-siècle d'existence, ses rencontres dont Ben Zelmat et les moines qui constituent l'autre présence européenne dans le massif. On apprendra que tout ce que l'on sait de lui provient des confidences qu'il a faites par trois fois dans sa vie aux chercheurs Lafitte et Rivière, à Colette Roubert, jeune préhistorienne au moment de l'exploitation de la grotte, et aux pères blancs. A travers Baptiste, on rencontre les deux autres personnages de ce thriller. Ben Zelmat, bandit d'honneur, maître du duel au bâton, joueur, poète qui ne savait ni lire, ni écrire, est passé dans la légende par sa mystique de la justice sociale. Son épopée s'est perpétuée grâce à la poésie populaire de Aïssa Djermouni. Le moine, c'est Antoine Giacometti, attaché aux musulmans dont il recherchait la compagnie, et qui s'interrogeait déjà sur leur avenir. Il possédait une réelle autorité intellectuelle et le goût de l'enseignement. Contrairement au père Giacometti, mort en 1956 à El-Harrach, Jean-Baptiste survit à l'indépendance. On lui propose la nationalité algérienne. Il aurait répondu : «Je ne suis ni français, ni algérien. Je suis italien, faites ce que vous voulez de mes terres. Je les donne au peuple.» Une enquête haletante menée en plusieurs étapes à travers l'Algérie et l'Europe, à la recherche de témoins qui prouvent au final qu'il y avait, à l'époque coloniale, bien des façons d'être européen en Algérie. La preuve, par un vécu précis et circonstancié, que rien n'est jamais monolithique.

Bachir Agour et Meriem Nour

Le meunier, les moines et le bandit, Des vies quotidiennes dans l’Aurès (Algérie) du XXe siècle, Fanny Colonna, Sindbad.



Signet

Le genre est intéressant mais il peut l’être davantage encore lorsqu’il se base sur des recherches. La vie quotidienne est en effet une source inépuisable de renseignements. Fanny Colonna s’intéresse ici à celle du XXe siècle dans les Aurès. Elle suit un certain nombre de personnages dont l’activité sociale nous décrit l’époque, ses acteurs locaux, ses valeurs… On y réapprend cette évidence : tous les Européens n’étaient pas des colons…. Rien que pour ça, ça vaut le voyage. Mais il y a le reste aussi : le plaisir de lire un livre bien mené.

B. A.

Eléments de biblio récente en rapport avec les Européens d’Algérie



Algérie 1830-1962. Quand l’exil efface jusqu’au nom de l’ancêtre Ethnologie française, juillet sept 2007. La minorité européenne d’Algérie (1830-1962) : inégalités entre nationalités, résistances à la francisation et conséquences sur les relations avec la majorité musulmane en collaboration avec CH Taraud, Colloque 20-22 juin 2006, ENS de Lyon, voir site http://ens-web3.ens-Ish.fr/colloques/france- algerie/ Jean in Mon Père, 31 femmes maghrébines… textes réunis par L. Sebbar, éd. Chèvrefeuille étoilée, Le clos de la fontaine rue jacques Lemercier, 34 080 Montpellier.

Sur l’Algérie

Ouvrages :

- Instituteurs algériens, 1883-1939, Paris, Fondation nationale des sciences politiques / Alger, Office des publications universitaires, 1975, (240 p.).

- Timimoun une civilisation citadine, Alger/Bruxelles, Entreprise algérienne de presse/ Pierre Mardaga, texte et photographies, 1989.

- Les versets de l’invincibilité. Permanence et changements religieux dans l’Algérie contemporaine, Paris, Presses de Sciences Po, 1995, (400 p.) (traduit en arabe : Le Caire 2003, éditions Dar al ‘alam al taleth).

- Récits de la province égyptienne. Une ethnographie Sud/Sud.Arles, Actes/ Sud, 2004 (490 pages).

- (En préparation) Le meunier, le moine et le bandit. L’Aurès à travers la Première Guerre mondiale. Mémoires.

Rééditions :

- Emile Masqueray, Formation des cités chez les populations sédentaires de l’Algérie, Kabylie, Chaouïa de l’Aouras, Béni-Mêzab, Aix-en-Provence, Edisud, 1983 (réédition de l’édition de 1886, avec une présentation de F. C. et une bibliographie mise à jour des travaux de Masqueray).

- Aurès/Algérie 1935-1936. Photographies de Thérèse Rivière suivi de Elle a passé tant d’heures… par Fanny Colonna. Office des publications universitaires Alger et édition de la Maison des Sciences de l’Homme Paris 1987.

Ouvrages collectifs :

- Lettrés, intellectuels et militants en Algérie,ouvrage en collaboration avec Redwane Aïnad Tabet, Alger, Office des publications universitaires, 1988, (4 contributions et une introduction).

- Sciences sociales/Monde arabe, ouvrage collectif (12 contributions, introduction de F. C.), Paris, Peuples méditerranéens, 1991 (n° 54/55).

- Etre marginal au Maghreb, ouvrage collectif (20 contributions, introduction de F. C.), Paris, édition du CNRS, 1993.

- Aurès/Algérie 1954. Les fruits verts d’une révolution, ouvrage collectif, 176 pages, Paris, Autrement, 1994 (7 contributions, dont une introduction, un article, et deux entretiens réalisés par Fanny Colonna).

- Algérie, la fin de l’unanimisme. Débats et combats des années 1980 et 1990. 10 contributions, une introduction). Maghreb-Mashreq, janvier 1997.





Fanny Colonna est née d’une famille établie en Algérie depuis le dernier tiers du XIXe siècle, où elle a vécu jusqu’en 1993, menant des recherches en sociologie et enseignant au sein de structures universitaires algériennes, en particulier dans le département d’études berbères de l’Université de Tizi-Ouzou, à la création duquel elle a participé en 1990, y dirigeant des magistères et des thèses très novateurs sur le domaine. Elle est aujourd’hui directrice de recherche émérite au CNRS et appartient à l’IRIS - EHESS Paris. Ses recherches ont porté principalement sur le Maghreb et plus précisément l’Algérie, prenant pour objets privilégiés la production des savoirs — au sens très large — et la sociographie des producteurs, à la fois dans et sur les sociétés des XIXe et XXe siècles, sur la longue durée. Travaillant sur un même «métier» le savoir désormais «classique», parce que fondateur, des premiers observateurs analystes et les savoirs vernaculaires des lettrés locaux qui ont très peu fait l’objet d’attention. Décrivant différents moments du champ culturel algérien dans ses rapports avec le politique, aussi bien pendant la période coloniale qu’au moment de l’émergence d’une expression autonome (années cinquante) et plus tard dans l’Algérie indépendante, lors du dégel de l’emprise du parti unique. Ses terrains sont aussi bien littéraires, cinématographiques, que religieux ou académiques. A partir de juin 1993, elle s’est investie dans une longue enquête sur la société provinciale égyptienne, vue à travers le témoignage d’acteurs formés à l’université dans ou hors d’Egypte, en continuité avec ses choix théoriques, méthodologiques et politiques antérieurs. Ce dernier travail, mené sur place, avec la participation de jeunes collaborateurs algériens constitue l’un des très rares regards Sud/Sud jamais produits sur l’Egypte. Elle revient actuellement à un dossier ouvert il y a pas mal d’années sur les effets de la Première Guerre mondiale dans le «local» algérien et plus particulièrement dans le massif aurasien. Enfin depuis 2000, elle explore sous divers angles le domaine, peu investi par les historiens, et encore moins par les anthropologues, de la minorité européenne d’Algérie.


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