Algérie - Idées, débats, opinions, forums de discussion

Algérie - Nacer-Eddine Hammouda .Statisticien: «L’ONS devrait se situer au-dessus du pouvoir exécutif pour jouer son rôle en toute indépendance»




Algérie - Nacer-Eddine Hammouda .Statisticien: «L’ONS devrait se situer au-dessus du pouvoir exécutif pour jouer son rôle en toute indépendance»


L’information statistique n’a pas la place qu’il faut dans les stratégies économique et sociale. Justement, selon le statisticien Nacer-Eddine Hammouda, faute de données, il arrive que les diagnostics sur la situation socio-économique soient erronés. C’est le cas en particulier du diagnostic fait sur le marché du travail. Ce déficit en indicateurs touche également les catégories vulnérables au moment où l’on parle dans le plan d’action du gouvernement de protection du pouvoir d’achat de ces couches qui restent à identifier pour connaître leur modèle de consommation notamment.

- Le chef de l’Etat a évoqué récemment la nécessité d’un recensement général de la population pour cerner les besoins en consommation. Le déficit en informations sur le tissu économique national a également été relevé. Dans de telles conditions, c’est-à-dire en l’absence de données statistiques, quelle faisabilité pour le plan d’action du gouvernement?

De prime abord, je tiens à signaler que, contrairement à ce qui est annoncé, le recensement de la population ne saisit pas du tout la consommation des ménages. Effectivement, dans le rapport, nous ne voyons aucune donnée sur le tissu économique en termes d’entreprises et de capacités de production! Quid du dernier recensement économique?

- Quelle est la signification d’un indice de la production industrielle calculé uniquement sur le secteur public économique, qui plus est avec une base datant de 1989 (je dis bien 1989), sachant que le secteur privé participe à hauteur de la moitié de la Valeur ajoutée (VA) du secteur industriel hors hydrocarbures?

Concernant l’agriculture, les données sur le nombre d’exploitants avancé dans le rapport ne sont pas cohérentes avec les données sur l’emploi agricole des enquêtes de l’Office national des statistiques (ONS), du fait de la forte saisonnalité de l’emploi dans ce secteur. Il est vrai que les statistiques agricoles laissent à désirer malgré la réalisation d’un recensement général de l’agriculture en 2001! Nous tenons à signaler qu’historiquement, de par le monde, les techniques de sondage ont été développées pour saisir la production agricole et la consommation des ménages. L’importance de la sécurité alimentaire d’une nation n’est plus à démontrer.

Faute de données, il arrive même que les diagnostics sur la situation socio-économique peuvent s’avérer erronés. C’est le cas en particulier du diagnostic fait sur le marché du travail. En effet, il est affirmé que «le facteur fondamental qui a favorisé et exacerbé le chômage dans notre pays demeure le déséquilibre des qualifications entre les produits du système éducatif et de formation et les besoins du monde économique et du marché de l’emploi, induisant un chômage structurel des jeunes particulièrement et le développement de l’informel dans l’économie».

Non seulement il n’y a pas de données sur la demande de travail non satisfaite à même d’étayer cette affirmation, mais de plus, elle est infirmée par les analystes du marché du travail qui explique le chômage par la faiblesse de la demande de travail de la part des entreprises qui s’explique elle-même par la rigidité du fonctionnement de notre économie.

- Dans le plan d’action, on relève des promesses pour l’amélioration du pouvoir d’achat et pour la création d’emplois, comment se projeter?

Il est précisé plus loin que «le gouvernement œuvrera également à favoriser la création d’emplois à travers la consolidation des mesures incitatives, notamment les exonérations fiscales et la diminution des charges patronales». Implicitement, cela suppose que le coût du travail est élevé. Les données de la comptabilité nationale sont loin de confirmer cette hypothèse dans la mesure où la part de la rémunération des salariés dans la valeur ajoutée est relativement faible comparativement aux pays capitalistes développés.

- Dans l’annexe statistique, nous ne retrouvons ni les paramètres démographiques alors qu’on parle de la nécessité de «consolider et d’améliorer l’intégration de la variable démographique dans les stratégies de développement économique et social». Il faut noter que l’Algérie ne dispose pas, jusqu’à présent, d’un centre de recherche en démographie. Quid de la communauté et des compétences à l’étranger et plus généralement du phénomène migratoire?

On parle aussi de protection du pouvoir d’achat des citoyens et plus particulièrement des catégories vulnérables. Ce qui nécessite un préalable, à savoir définir quelles sont les catégories vulnérables, connaître leur modèle de consommation et suivre les prix de leur panier. Il faut savoir que la dernière enquête sur les dépenses de consommation remonte à 2011 et que l’indice des prix à la consommation est calculé sur la base d’un panier moyen de 2000 et des prix de référence de 2001 (je dis bien 2001).

Protection du pouvoir d’achat suppose implicitement indexation de l’ensemble des minima sociaux sur un indice des prix calculé sur un panier moyen des catégories vulnérables. Lorsqu’on sait que ces minima tels que le SNMG (mais pas seulement) n’ont pas changé depuis plusieurs années, le retard est effrayant. C’est aussi le cas de l’AFS, des allocations pour handicapés, des allocations familiales, des primes de scolarité et des bourses d’études.

La récente polémique sur le lait subventionné n’aurait jamais dû avoir lieu si le montant de ces subventions était versé directement aux populations vulnérables. S’agissant du lait, la population cible est toute indiquée, il nous semble que la revalorisation des allocations familiales au prorata de ce montant est la mesure idoine. Il faudrait penser à inclure les non-salariés cotisants à la Casnos pour le bénéfice de ces allocations. Ce qui n’est pas le cas actuellement!

Concernant le parc logement, l’estimation reste approximative. Il faut garder à l’esprit que les derniers RGPH (1987, 1998 et 2008) ont estimé le parc logement inhabité à plusieurs centaines de milliers d’unités! Au passage, je signale que le Taux d’occupation du logement (TOL) ne s’exprime pas en % mais en nombre de personnes par logement!

Il est clair qu’en comptabilisant l’ensemble des logements y compris inhabités au dénominateur, nous sous-estimons le TOL. Peut-on se projeter en matière de politique du logement sans tenir compte de l’évolution probable et/ou souhaitable des structures familiales et des paramètres démographiques?

- Comment y remédier pour mettre en œuvre le plan en question sans perdre de temps?

Définir un programme de grands travaux statistiques et lancer plusieurs actions simultanément. La priorité reste le prochain RGPH. Pour pouvoir respecter les délais de réalisation et d’exploitation, il faudrait le simplifier au maximum et se concentrer sur un objectif, celui de constituer une base d’enquête exhaustive. Cette première opération d’envergure devrait être suivie d’une série d’enquêtes sur les différentes thématiques jugées prioritaires dans de brefs délais. Pour ce faire, l’ensemble des dossiers techniques devraient être finalisés dès à présent et être soumis au CNS. Il faudrait aussi impliquer le CNES qui a eu déjà à auditer le Système national d’information statistique (SNIS) et qui était en charge de l’élaboration des rapports nationaux sur le développement humain.

Il faut mettre à profit le dernier rapport volontaire fait par l’Algérie dans le cadre des Objectifs du développement durable (ODD) pour que notre SNIS soit configuré afin de pouvoir renseigner l’ensemble des indicateurs auxquels nous avons adhéré. Concernant le SNMG et les minimas sociaux, la prochaine tripartite à convoquer le plus tôt, devrait se saisir du dossier en le documentant de façon transparente et en précisant les modalités de leurs actualisations régulières. La création d’un centre de recherche sur les revenus, les conditions de vie et les inégalités, s’impose à plus d’un égard.

- N’y a-t-il pas lieu d’accélérer la réforme du système national statistique?

Réactivation du Conseil national de la statistique (CNS) en revoyant la composition et le mode fonctionnement. En effet, le CNS est très peu sollicité par sa tutelle et ce malgré le fait qu’il ait été érigé pour être le nœud gordien de notre système d’information statistique. Il y a une direction technique au sein de l’ONS dont la mission principale est la tenue du secrétariat technique du CNS et de la coordination statistique. Le principe de transparence exige que les PV de réunion soient publics. Un site dédié est plus que nécessaire, il y va de la préservation de la mémoire institutionnelle.

Redéploiement territorial et repositionnement institutionnel de l’ONS. Il faut savoir que jusqu’à présent, l’ONS ne dispose que de 4 directions régionales (6 étaient prévues initialement) pour un pays de plus de 2,38 millions de km2! C’est ainsi que la direction régionale d’Oran couvre tout l’Ouest et le Sud-Ouest! Ce qui a pour effet l’augmentation des coûts d’enquête. D’un autre côté, la ressource humaine mobilisable en interne ne permet pas à l’ONS de lancer plusieurs opérations simultanément.

En particulier, l’ONS ne dispose pas d’un corps d’enquêteurs permanents, ce qui l’oblige à recourir à un personnel vacataire et qui se traduit par un déficit en termes de fiabilité de l’information collectée. Du fait que l’ONS soit sous la tutelle d’un ministère, il ne peut jouer convenablement son rôle de coordinateur du système statistique national. Le groupe de travail sur la révision de la constitution devrait se pencher sur cette question. Comment sortir de la logique «errachem H’mida wa ella3ab H’mida fi dar H’mida»? L’ONS devrait se situer à un cran au-dessus du pouvoir exécutif si on veut qu’il joue son rôle en toute indépendance.

Il existe beaucoup d’institutions dépendant des différents secteurs mais qui ne jouent pas pleinement leur rôle d’aides à la décision dans leurs secteurs respectifs. Moyennant, leur redynamisation et leur redéploiement et en redéfinissant leur statut, elles pourraient être érigées en EPST spécialisés avec une double tutelle «recherche scientifique et secteur» elles pourraient contribuer à la consolidation du SNIS.

C’est déjà le cas pour certaines d’entre elles. Pour ce faire, l’ensemble des organismes ayant une expérience en matière d’enquêtes statistiques et/ou de gestion de base de données devraient s’asseoir autour d’une table sous la houlette du CNES pour réactualiser la loi sur la statistique en s’inscrivant dans la nouvelle philosophie de «l’open data» et en mutualisant leurs moyens, tant humains que matériels, pour une nouvelle reconfiguration du SNIS.

- Quel rôle pour l’administration dans tout ce processus?

Numérisation, identifiant statistique unique, codage harmonisé, exploitation judicieuse. Beaucoup de statistiques administratives sont élaborées à partir de canevas remplis manuellement. L’ensemble des fichiers administratifs devraient être examinés par des comités d’experts, pour en diagnostiquer la pertinence.

A titre d’exemple, la CNAS peut donner la création d’emplois salariés formels annuellement à partir des déclarations de salaires annuelles. Plus généralement, on pourrait disposer de la distribution des salaires dans le secteur formel, ce qui permettrait d’effectuer des simulations de politiques fiscales alternatives.

Cette source et, plus généralement, l’ensemble des caisses dépendantes du système de sécurité sociale sont incontournables pour les aides à la décision en matière de politique de redistribution. Une exploitation judicieuse des actes médicaux remboursés par les deux caisses nous permettrait de savoir qui prescrit quoi et à qui. De même le fichier clients «ménages abonnés ordinaires» de Sonelgaz pourrait être mis à profit pour estimer les nouveaux logements habités trimestriellement. La démarche entreprise pour la réforme de la Constitution est à généraliser à l’ensemble des chantiers de réformes.

La communauté universitaire devrait être pleinement impliquée et travailler en symbiose avec les différentes administrations publiques. L’agence thématique de la recherche en sciences sociales est interpellée pour élaborer une feuille de route qui puisse répondre aux besoins d’expertise de nos administrations, tant au niveau central que régional ou local.


Photo: Nacer-Eddine Hammouda, statisticien

Entretien par Samira Imadalou
Votre commentaire s'affichera sur cette page après validation par l'administrateur.
Ceci n'est en aucun cas un formulaire à l'adresse du sujet évoqué,
mais juste un espace d'opinion et d'échange d'idées dans le respect.
Nom & prénom
email : *
Ville *
Pays : *
Profession :
Message : *
(Les champs * sont obligatores)