Algérie - Revue de Presse

Abane Ramdane, d’Azouza à Tétouan




Abane Ramdane, d’Azouza à Tétouan
Par : Amar Abane – Publié dans le quotidien Liberté du 27.12.2020
Docteur en informatique, chercheur aux USA

Si Abane a lui-même exprimé que la Révolution ne serait inféodée ni à Moscou, ni au Caire, ni à Washington, ni à Londres, de même que le mode de vie algérien ne devait être confondu ni avec celui de l’Orient ni celui de l’Occident, c’est bien qu’il était imprégné de l’histoire de cette terre qu’il voulait libérer.”
Même dans les nuits les plus sombres, le ciel de la Révolution algérienne ne désemplit pas d’étoiles scintillantes. Mais lorsqu’il s’agit de symboliser une vision pour l’Algérie, c’est vers celles d’Abane Ramdane que tous les regards se tournent. Telle une constellation attendant patiemment qui voudra s’en servir pour se repérer. Il est déjà admis que ce fut grâce à Abane que la révolution algérienne s’est dotée d’une base doctrinale, d’une structure politique et d’une stratégie à la hauteur de la puissance qu’était la France. Mais de tous les personnages courageux et dévoués à la Révolution, pourquoi est-ce Abane qui en sera finalement l’architecte ? Pour comprendre, il nous faut appréhender la profondeur de l’homme à l’origine de cette vision, mais également les origines de cet homme. D’une part, Abane avait une personnalité bien plus complexe que ce que les récits, le limitant à un caractère têtu et entier, laissent croire.
Un portrait tout en nuances d’Abane aidera sans doute à mieux apprécier les événements que l’on connaît. D’autre part, Ramdane n’est pas tombé du ciel. Il n’a donc pas été imperméable à l’influence de l’environnement qui l’a vu grandir. S’il est connu qu’il fut dès son jeune âge affecté par le traitement réservé aux siens par le colonialisme, qu’en est-il de ce qu’il a pu hériter, peut-être sans le vouloir, de son milieu familial ? Il serait donc intéressant de mettre en perspective le personnage que fut Abane, avec le milieu familial dont est issu Ramdane, afin d’extirper toutes les subtilités de cet homme et comprendre l’origine de sa ligne de conduite et de ses opinions. On le devine donc, ce qui suit sera personnel, voire intimiste. Le but n’est, toutefois, pas de psychanalyser Abane pour expliquer les décisions politiques de l’époque. Étant donné qu’il faut remettre chaque événement dans son contexte, la dimension personnelle ne saurait expliquer à elle seule un choix politique, surtout lorsqu’il procède d’un esprit aussi rationnel que celui d’Abane.
Sur les traces d’Abane
Afin de brosser un portrait fidèle d’Abane, nous irons là où tout a commencé, dans sa maison natale d’Iazuzen. Le temps d’une visite intemporelle, nous trouverons sûrement des réponses auprès de ces personnes qui l’ont connu avant qu’il ne devienne un héros, qui l’ont accompagné pendant son parcours difficile, puis qui furent les gardiens de sa mémoire une fois dissipés les nuages de la Révolution. Depuis la route qui longe le village, achever la fastidieuse montée qui mène à la maison de Tighilt Ufella procure un soulagement des plus savoureux. Reprenons notre souffle, avant de pousser sereinement la porte d’entrée. Nous sommes chaleureusement accueillis par Eldjouher, belle-sœur de Ramdane et de quatre ans son aînée. Cette femme a quasiment vu grandir Ramdane. Sa présence lointaine et quotidienne autour du garçon et son admiration pour le héros font d’elle une source incontournable de témoignages. Elle racontera toute sa vie, avec une constance parfaite, l’attachement de Ramdane dès son jeune âge à la justice et à l’égalité. Notamment lorsqu’il prend la défense de l’opprimé, le fautif fût-il sa propre mère. Ceux qui connaissent les familles algériennes n’auront aucun mal à comprendre toute la pertinence de ce témoignage. Ce fut également sous les yeux d’Eldjouher que Ramdane, jugeant trop généreuse la part de nourriture qu’on lui servait, demandera si le reste de la famille en avait reçu autant.
Un esprit cartésien
Ces réactions qu’on décèle chez Ramdane révèlent avant tout que son esprit rationnel dominait même dans ses relations personnelles. Dans ses sentiments. Ce principe est sans doute le point-clé pour toute analyse objective de son comportement. Cet esprit alimentait chez lui son souhait permanent de voir les choses suivre un ordre juste. Tout en appréciant chaque attention envers lui à sa juste valeur, il n’était pas du genre à verser dans une sentimentalisation outrancière au point d’altérer son jugement. Il était donc exclu pour lui d’exagérer outre mesure son admiration pour un individu, fût-il un parent, le vieil instituteur du village ou un chef de la Révolution. Comme c’est bien souvent le cas, un esprit rationnel permet une émancipation de toute forme d’idéologie, de soumission morale ou de fanatisme. Tout en adoptant la spiritualité de ses ancêtres, il n’allait pas jusqu’à la superstition ou à s’en remettre à quelque force occulte pour améliorer la condition des siens, comme il l’a souvent signifié lors de discussions familiales. Par conséquent, il ne serait pas exagéré de dire que le souhait même d’Abane de libérer l’Algérie procédait non pas d’une quelconque haine ou idéologie, mais essentiellement de cette exécration de l’injustice et de l’arbitraire. Cette distinction est primordiale dans la compréhension du parcours et des motivations d’Abane.
L’héritage moral
“Ne restez donc pas plantés au milieu de la cour !”, nous ordonne le père de Ramdane depuis le salon. En nous conduisant vers lui, Eldjouher raconte fièrement que lorsque Mhend Uferhat distribuait des oranges et qu’il en restait une, il la divisait en quartiers pour la partager encore. Que le sens de ces propos soit au figuré ou au propre, en matière d'égalité et de justice, Ramdane avait, en effet, de qui tenir. Ce vieillard si solide qu’il vécut près d’un siècle s'astreignait à une conduite rigoureuse et indéfectible. Par exemple, il suffisait qu’une denrée lui causât un mal une seule fois pour qu’il s’en écarte définitivement. Il avait aussi sa propre vision de la vie, l'empêchant de tomber dans certains idéaux absurdes de son époque. L'honnêteté comme credo, il veillait à ce que chacun obtienne ce qui lui revient selon la loi morale et la parole donnée, même si la coutume, souvent d’inspiration religieuse, allait dans une autre direction. Cela influença considérablement Ramdane, qui, plus tard, se fera un devoir de “ne pas gaspiller les deniers du peuple”.
Mhend et son grand frère Rabah furent des voyageurs marchands d’articles artisanaux. Telle une machine à explorer le temps, les récits de Mhend coïncident parfaitement avec les documents des archives américaines sur les passagers ayant débarqué aux États-Unis au début du XXe siècle. Voici donc les deux frères arrivant à New York le 7 avril 1906 à bord du navire Philadelphia, en provenance de Cherbourg. Mais ce ne furent ni leur premier ni leur dernier voyage. Les deux frères visitèrent plusieurs fois les États-Unis, et séjournèrent dans plus d’une dizaine d’autres pays, à travers les cinq continents.
À cette époque, l’administration coloniale avait déjà éradiqué une bonne partie de la structure socio-politique pouvant constituer une fondation pour la future nation algérienne. La culture acquise par les parents de Ramdane de leurs voyages lui permit de s'émanciper du vide politico-identitaire causé par la colonisation, et de s'imprégner des idées modernes de son époque, alors peu connues des indigènes. Mais Mhend rappelait souvent que sa richesse culturelle n’a jamais effacé son tempérament d’authentique montagnard. Cet équilibre entre les racines et le modernisme s’est même concrétisé à travers cette maison, dans laquelle architecture moderne et mode de vie traditionnel se sont longtemps côtoyés en parfaite harmonie.
Ramdane et son père partageaient donc ces mêmes valeurs. Mais chacun appréciait les priorités de la vie à sa façon. Les villageois et les proches attestent que Mhend a très tôt eu le sens des responsabilités et une intransigeance à toute épreuve. Plus encore après que son frère, associé et compagnon de voyage fut trop tôt rappelé à Dieu, suivi peu de temps après par leur père. C'était au début des années 1930. Il va de soi que tous les autres Abane qui ont prospéré depuis, Ramdane en tête, doivent quelque chose à Mhend.
Le jeune Ramdane était destiné à un avenir dans un bureau. Et Mhend, tout comme il achètera plus tard à l’un de ses petits-fils sa première montre, assura les études de Ramdane et lui dénicha même un travail. Celui-ci devient alors secrétaire de la commune mixte de Châteaudun du Rhummel. Mais Ramdane avait déjà un pied dans le militantisme et ne tardera pas à démissionner de son poste pour se consacrer exclusivement à la cause nationale. Que n’a tenté Mhend afin de “sauver” son fils de ce qu’il considérait comme une malédiction. Mais les opinions subversives de Ramdane ne firent que croître. Jusqu'au jour où l'intransigeance de Mhend l’emporta sur son amour pour son fils. Il l’exhorte alors à faire un choix entre sa famille et sa patrie. Ramdane fit le choix que l’on connaît.
Outre le fait que ce désaccord parents-enfants à propos de la Révolution fut commun à de nombreuses familles, on retrouve dans le cas d’Abane un parallèle intéressant, voire ironique. L’intransigeance qui mena le père à imposer à son fils de se tenir tranquille ou de partir aurait-elle mené le fils, quelques années plus tard, à traiter de “criminels” les insurgés du 1er Novembre ? Si pour le père il s’agissait de préserver la famille d’un danger mortel, pour le fils, il était impossible de contenir l’inquiétude de voir le peuple envoyé à la mort dans une guerre pas suffisamment préparée. Quoi qu’il en soit, le fils et son père ne pouvaient que se comprendre et s’aimer dans le fond. Tout simplement parce qu'ils étaient faits du même métal, comme on le voit dans leurs agissements respectifs.
L’amour d’une mère
S’attardant ainsi sur la relation entre Ramdane et son père, impossible de ne pas remarquer le regard de cette dame qui se tient aux côtés de Mhend. L’expression de son visage en dit long sur ce qu’elle s'apprête à dire. Sans doute quelque chose pour rappeler qu’elle aussi a à voir avec tout ceci ; car elle a mis au monde Ramdane. Fatma Meradi est une voisine d’Iazuzen, et par sa mère d’Ibahriyen. Elle était particulièrement attachée à ses frères, seul “parfum” de son enfance brutalement interrompue par la mort de leur père. Cet attachement n’a pas manqué d’emplir d’anecdotes le quotidien des Abane.
Car, Fatma avait une forte personnalité, en symbiose parfaite avec son physique impressionnant de grande et ravissante brune. Ce physique et ce caractère pourraient sans peine être revêtus du costume des guerrières berbères qui animent les récits populaires. Même dans cette famille où les caractères entiers ne manquaient pas, cette femme en imposait.
Cumulant l’intransigeance de son père et la force de caractère de sa mère, il n’est pas étonnant que Ramdane fut un personnage qui ne laissait personne indifférent. Fatma et son fils partageaient de nombreux traits du visage et s'aimaient énormément. Cet amour causera à Fatma, lorsqu’elle apprit le retour de Ramdane après sa sortie de prison, une paralysie qui la condamna définitivement.
Après le Congrès de la Soummam, le destin accorda à Ramdane une dernière rencontre avec sa mère, avant qu’elle ne soit emportée par la maladie. “Ramdane viendra ce soir voir sa mère...”, avait-on discrètement prévenu sa famille ce jour-là. Dans les conditions de l'époque, où la réunion même de la Soummam fut un miracle, et le danger auquel cette visite exposait la famille, il faut voir dans ce geste une preuve d’amour de Ramdane pour ses parents. Ce retour discret, mais triomphant de Ramdane fut également l’occasion d’exprimer à son père une forme de réussite. Une façon de lui montrer qu’en devenant l’un des responsables de la Révolution, il avait dans un sens surpassé les aspirations de son père de le voir avocat ou docteur. Cette nuit-là, le fils n’a donc pas manqué de signifier à son père son rôle important dans la guerre de Libération. Sans pour autant se soustraire au respect qu'impose Mhend Uferhat même à un chef de la Révolution.
Une identité fédératrice
Si Abane a lui-même exprimé que la Révolution ne serait inféodée ni à Moscou, ni au Caire, ni à Washington, ni à Londres, de même que le mode de vie algérien ne devait être confondu ni avec celui de l’Orient ni celui de l’Occident, c’est bien qu’il était imprégné de l’histoire de cette terre qu’il voulait libérer. Au fur et à mesure de son parcours, il comprend les différentes composantes que cette histoire avait façonnées aux quatre coins de l’Algérie. Lors d’une discussion familiale, Ramdane commenta avec humour une phrase qu’il venait d’entendre en disant : “(...) Ça, c’est la véritable philosophie kabyle.” Sa rencontre avec le nationalisme dès le lycée, puis ses pérégrinations vers l’est et l’ouest du pays l’ont aussi aidé à façonner sa vision globale de l’Algérie.
Abane avait également une extraordinaire capacité à endosser n’importe quel rôle lorsque cela était nécessaire. Ses capacités ne se limitaient pas seulement à être crédible dans la peau d’un politique autant que d’un militaire. Ainsi, c’est en se faisant passer pour un futur marié chagriné qui voulait écrire secrètement à sa fiancée qu’il obtiendra en prison la sympathie d’un employé français, donc de culture occidentale. Son objectif était de lui faire poster une lettre sans qu’elle soit vérifiée par l’administration. Dans cette lettre révélant les conditions inhumaines de détention des prisonniers politiques, Abane dénonce notamment l’absence de viande de substitution lorsqu’on servait du porc ; comme une frontière symbolique séparant les besoins des Algériens de ceux des Français. Endossant également ce rôle, il profite de cet écart pour accabler davantage l’administration carcérale. Toujours fidèle à sa logique de ne “(...) rien laisser à la France”.
Abane entretenait donc une identité complexe. Mais d’Azouza à Tétouan, en passant par Blida et les prisons, cette complexité représentant l’Algérien ne l’a jamais quitté. Bien que fédératrice, cette identité est souvent mal comprise et lui vaut même certains griefs au gré des convictions de chacun. Ce qui est sûr, c’est que les reproches faits à Abane émanent de parties qui elles-mêmes s’opposent diamétralement entre elles.
N’est-ce pas là un signe qu’il était, lui, dans le juste milieu ? Plus important encore, quelle autre alternative à la stratégie d’Abane que la France n’aurait su contrer ou exploiter ? Sans les initiatives d’Abane, toutes ces parties qui œuvraient pour l’Algérie faisaient de la Révolution un couteau de Lichtenberg ; ce fameux couteau sans lame auquel ne manque que le manche. Dans tous les cas, intégrer les facettes de cette identité a sans doute conféré à Abane un atout majeur dans son rôle d’unificateur, de visionnaire d’envergure nationale.
Nuances d’ombre et de lumière
De nombreux témoignages relatés sur Abane suggèrent quelqu’un de têtu ou d’autoritaire. D’autres en font, à tort, un personnage dépourvu de retenue et d’empathie. D’autres en revanche égrènent sans modération ses qualités ; Abane Ramdane par-ci, Abane Ramdane par-là…
Un homme d’une silhouette longiligne franchit la porte du salon et interrompt ce ressassement d’“Abane Ramdane” avec un calembour dans lequel il s’amuse à déformer le prénom de son jeune frère Ramdane. Dissimulant par ce trait d’humour une mélancolie évidente, Amar (grand-père de l’auteur) décrit d’une manière tout à fait singulière Ramdane, de douze ans son cadet. Ayant repris tôt et avec succès les activités de ses parents, Amar fut de fait présent lors de tous les événements qu’a vécus son frère. Ramdane dans un café du village, secrétaire, au tribunal, en prison, Amar fut un témoin direct de tout cela.
Ce grand frère qui cherchera la trace de Ramdane dans les prisons de France lorsqu’il y était transféré fut le plus marqué par son destin. C’était celui qui en parlait avec le plus de réserve, donc de recul. Le sens de la répartie, non sans humour, que l’on rapporte parfois à propos de Ramdane fut un de leurs points communs. Ainsi, peu convaincu par le discours d’un camarade revenu d’une mission aux États-Unis, Ramdane le laissa calmement finir ses propos, puis saisit sa cravate et lui posa une question volontairement hors contexte, pour souligner son scepticisme à l’endroit de ce qu’il venait d’entendre : “(...) Et ça coûte combien un costume aux États-Unis ?” Mais dans ce domaine, il est fort à parier que le grand frère surpasse légèrement son cadet. Sans doute grâce à une certaine insouciance, une désinvolture que Ramdane n’avait point.
Amar décrit son frère comme étant calme et peu bavard. Ramdane ne s’engageait dans un conflit que s’il était sûr de la légitimité de la cause et du bien-fondé de sa position. C’est la raison pour laquelle une fois engagé les chances qu’il change d’avis en cours de route étaient très faibles. Ainsi, ce que l’on décrit chez Abane comme un entêtement primaire procéderait en fait de ce principe “ramdanien” dans lequel, une fois enclenché, le mécanisme de la vérité ne s’enraye jamais.
Pour équilibrer cette ténacité parfois agaçante, Abane savait aussi écouter, s’accommoder de l’avis de la majorité. Cela était plus rare, mais ce fut par exemple le cas lorsqu’il s’est plié au choix du titre du journal El Moudjahid alors qu’il proposait “Le Combattant,” titre qu’il jugeait moins connoté et plus universel.
Les convictions et l’avis des autres, ce sont parfois la matière et l’antimatière. Un équilibre délicat et difficile à maintenir chez tout être humain. C’est donc sans surprise qu’au milieu de ce subtil équilibre Amar évoque la colère de son frère qui ne ménage pas grand monde. Cette colère, fût-elle saine, ne va cependant pas sans une certaine force verbale. Ramdane ne se gênait donc pas à mettre au pas quiconque à propos de ce qu’il croyait être juste et important, fût-il son frère aîné.
Autour de tout cela se cristallisait d’une façon uniforme le franc-parler de Ramdane, mais également d’Abane. Si certains acteurs de la Révolution furent témoins ou victimes de ce franc-parler, des membres de sa famille le furent tout aussi bien. Mais cela témoigne d’un homme authentique et doté, pour le meilleur et pour le pire, d’une sincérité constante. L’exemple de son jeune frère Mouloud est saisissant. Il résume à lui seul la personnalité d’Abane. Se souciant de l’éducation de son frère, Ramdane pouvait avoir à l’endroit de celui-ci des mots cinglants. Mais cela ne l’empêchait pas de prendre la défense de son jeune frère au moindre écart qu’il constate envers lui.
D’ailleurs, Mouloud, qui partageait l’honnêteté et la discrétion de Ramdane, comprenait très bien cela et l’aimait plus que quiconque. Authentique et franc, Abane arrangeait les autres lorsqu’il y avait des décisions à prendre ou des combats à mener. Mais pouvait également agacer lorsqu’il bouillonne, le front plissé, avant de laisser éclater sa colère. Encore plus lorsqu’il interrompt son interlocuteur pour aller au vif du sujet. Une sorte de pragmatisme poussé à son paroxysme.
Depuis le salon, le petit escalier à droite est un raccourci pour rejoindre l’ancien pavillon. Au milieu du balcon en fer forgé donnant sur la cour, une porte double mais étroite nous fait pénétrer au premier étage. La “petite” chambre de Ramdane est la première à droite. C’est ici qu’il a appris à lire, à écrire, à compter. Ramdane avait l’habitude de tout noter. Il était sûrement organisé et méthodique dans ses tâches. Il devait sans cesse revoir et perfectionner chaque initiative en essayant d’anticiper et de prévoir des alternatives. Il avait en horreur le travail bâclé, les comportements velléitaires et hypocrites. En dépit de la noblesse de son combat, son environnement était des plus nocifs pour lui. La gravité de la situation a donc accentué son tempérament autant que sa détermination. Cela a fini par exacerber son amour du difficile et du modeste, lui qui était déjà d’une nature sobre. Au point de le rendre insupportable pour certains. Par exemple lorsqu’il va jusqu’à exhorter les délégués extérieurs d’accomplir leur mission et d’arrêter d’ajuster leurs cravates. Ce n’était sûrement pas une posture superficielle. Lui-même avait du mal à dissimuler sa gêne en portant un costume et une cravate, et s’empressa de justifier la nécessité de cette tenue. Abane voyait peut-être, d’une façon prémonitoire, la cravate comme une corde qui l’étrangle...
La tête et le cœur
Calme et colère, modernisme et enracinement, sensibilité et intransigeance. Ces équilibres ont continué de cohabiter chez Abane toute sa vie. Seulement, la cause nationale régnait en maître sur la chimie de ces équilibres. En ce temps-là, si celui qui n’espérait pas voir le peuple uni autour de la Révolution n’avait pas de cœur, celui qui croyait cela possible par le simple mot “algérien” n’avait pas de tête. Abane avait bel et bien un cœur, mais il avait également une tête. Voici donc l’équilibre ultime chez Abane Ramdane : la tête et le cœur. Mais contrairement à ce que l’on se laisserait croire, son cœur l’emportait parfois sur sa tête.
C’est d’ailleurs ce qui aurait facilité son élimination. Ainsi, lorsque même les analyses politiques peinent à expliquer certains événements, le cœur d’Abane devient inéluctable. Ce cœur souvent négligé par tous, et par Abane en premier, n’a pourtant pas manqué de se manifester : lorsqu’il termine sa lettre en embrassant ses camarades, lorsqu’il parle d’aimer les hommes que l’on commande, lorsqu’il joint ses larmes à celles de sa mère terrassée par la maladie, en se sentant coupable. Aussi, il est probable que lui qui a tant lu sur les peuples du monde se demanda quelques nuits si son projet pour l’Algérie n’était pas trop ambitieux, utopiste. Mais quand bien même la tête répondrait oui, le lendemain, le cœur avait fait son travail.
L’aînée des nièces de Ramdane fut témoin d’une confession de son oncle. Une fois l’indépendance acquise, il espérait son retour à cette maison pour y finir ses jours. Le cœur de Ramdane n’aurait-il jamais quitté Tighilt Ufella ? Quoi qu’il en soit, le parallèle ici est inévitable avec la célèbre Farewell Address de George Washington. Cette lettre dans laquelle le premier président des États-Unis annonça aux Américains son retrait définitif dans sa maison de Mount Vernon.
Il est certain que si Abane avait survécu à l’indépendance, ses responsabilités et son statut ne lui auraient pas permis de retourner aussi simplement à sa maison natale. Mais s’il avait dû y avoir un équivalent algérien d’une telle décision, il serait venu de l’un de ses pères fondateurs : Ramdane Abane.


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