Algérie - Bordj El Kiffan

Fort de l'Eau une principauté mahonaise aux portes d'Alger



Georges Bousquet prétend qu'au lieu de débarquer "comme tout le monde" à Sidi-Ferruch. le 14 juin 1830, les Mahonais ont débarqué à Fort-de-l'Eau en l'an de grâce 1845.
L'histoire de cette épopée maraîchère vaut la peine d'être contée.

Le Baron de Vialar, qui ne voyageait pas en "caravelle", ayant entrepris un jour de se rendre d'Alger à Paris, fut contrait par le mauvais temps de faire escale à Mahon, dans l'île de Minorque. La France en était alors aux premiers essais de mise en valeur du littoral algérois et de la Mitidja, et le général Clauzel avait noté qu'Alger manquait de ces denrées précieuses que l'on appelle aujourd'hui les primeurs et que l'on appelait alors plus simplement les légumes.

Au cours de son escale forcée aux Baléares, le Baron de Vialar fut, dit-on, frappé par les rudes vertus paysannes de Mahonais et par leur habileté à arracher à un sol manifestement pauvre, de riches récoltes de légumes. Il leur parla de l'Afrique, facilita le voyage et l'installation des audacieux tentés par l'aventure qui, moyennant deux piastres pour la traversée, reçurent une part des terres en friche qui bordaient la mer à l'est d'Alger, autour d'un fort turc, que les Mahonais, peu soucieux de perpétuer le souvenir du Sultan de Constantinople, baptisèrent Fort-de-l'Eau.

Ainsi naquit sous le signe de la tomate, du poivron, de la carotte et de l'oignon, la capitale de la "Principauté mahonaise" d'Alger.

Elle eut tout de suite fort bonne réputation. Si Douéra, par exemple, passe pour avoir eu une jeunesse tumultueuse, Fort-de-l'Eau fut "l'enfant sage" de la colonisation, et M. le
Baron Guyot, qui prêta son nom à Guyotville, le lui dit un jour, au cours d'une inspection, félicitant en particulier les Aquafortains de leur maisons coquettement blanchies à la chaux et de leur peu de goût pour les "tavernes" et les différentes boissons que l'on y consomme.

Quelques mauvaises langues prétendent que depuis, les temps ont changé. Mais ces mauvaises langues ne sont pas de Fort-de-l'Eau. Car, aujourd'hui, la frontière franco-mahonaise a subi l'assaut d'un peuple particulièrement agressif : les estivants. Il est vrai qu'elle a été un moment tentée de les appeler : M. Guerrouard avait fait construire un boulevard qui voulait être une nouvelle Promenade des Anglais, et un audacieux avait bâti un casino au bord du boulevard. Aujourd'hui, le casino est un PC. militaire, et les "étrangers" ont été parqués dans un quartier où ils s'entassent comme d'étranges échantillons de toutes les professions nomades pilotes, hôtesse, techniciens. etc.

La frontière est fermée.

Et ceux qui se hasardent à la franchir s'exposent au feu roulant des quolibets qui partent de derrière les comptoirs, installés comme parapets de tranchée de chaque côté de la grand -rue.


Un couple passe : la femme porte des bas noirs, l'homme a noué une liseuse autour de ses épaules en guise de foulard.
-" Regardez-les - ceux-là - c'est pas des gens d'ici... c'est des carnavals. Vous nous voyez à nous autres avec une liseuse à la place de canadienne. Des tableaux pareils ça doit être des peintres... Ici on n'en a pas des comme ça... que l'été quelquefois au bord de la mer... et encore ! "

Il y a un moyen radical de reconnaître 'les étrangers" des Mahonais. Les premiers portent un "vrai nom", les seconds ne répondent qu'à des sobriquets.

Il ne pouvait pas en être autrement. car tout le monde à Fort-de-l'Eau s'appelle Ramon ou Llurens, ou Ségui, Pons, Mascaro, Garda, Mercadal, Marquez ou Sintès. Il est donc devenu indispensable de mettre de l'ordre dans cette confusion et l'imagination, l'espièglerie et la fantaisie latine aidant, il s'est établi un nouvel état-civil entériné par la coutume.
- "Ici à Fort-de-l'Eau - dit un spécialiste - ne demandez jamais : Où est Gilbert X..." personne y connaît... ou alors " faut aller regarder les listes à la mairie. Mais si vous demandez après "le mutilé", ou après le "Pioula", le "Rotch", le "Pépète", alors là... tout de suite on vous donne l'adresse... le café où il boit l'anisette... comment qu'il tire aux boules et comment qu'il joue aux cartes, etc.. etc... Vous êtes renseigné !"

Pour les cafés, M. le Baron Guyot se félicitait qu'il y en eût peu, mais aujourd'hui vous avez le choix. Il y a celui où il n'y a pas de kémia parce que "ça fait dégoûtant"... celui où il y a une barmaid du tonnerre... celui où il n'y a pas de barmaid mais beaucoup de kémia bien propre dans des soucoupes de couleur, etc.. .etc... Et, dans ces cafés, où l'on sacrifie à midi et le soir au rite biquotidien de l'anisette ; les Mahonais de grande race secouent entre eux "'le sac d'embrouilles" de Fort-de-l'Eau.
- "Tenez... çuilà qui passe, figurez-vous qu'il a cassé ses lunettes un jour au Folies-Bergères, à force de regarder !…"
- "Çuilà, c'est Rabah... son épicerie elle est bien placée... juste entre deux cafés... Alors vous comprenez !"
- "Çuilà, c'est le mait'd'école, avec lui faut pas rigoler - ni en classe, ni à la territoriale - parce qu'il est aussi commandant de l'U.T…"
- "Çuilà c'est Georgeot ... un roi pour faire la cuisine... Tout le monde y voulait être de territoriale avec lui, à cause du casse-croûte !"
- "ÇCuilà c'est le Président... et çuilà alors, çuilà, c'est le curé... ils ont voulu nous l'enlever à Alger... Ils en ont nommé un nouveau.., mais lui, il est resté... Pensez, d'est lui qui a fait construire l'église... à‡a fait que maintenant on a deux curés !"
- "Remarquez qu'on a aussi deux maires !!!"

Ici, on aborde un sujet terriblement délicat, car Fort-de-l'Eau est partagé en deux clans, et chacun des deux clans affrontés se reconnaît en la personne de son maire". Ainsi, il ne sert à rien que l'un soit installé à la mairie et que l'autre n'y soit pas, Si VOUS demandez "après" M. le Maire, on vous rétorque : " Lequel "

Cette histoire de maire, c'est le cauchemar, l'obsession de Fort-de-l'Eau, cité bénie sous le soleil, qui est secrètement fière d'avoir deux Peppone et deux Don Camillo, et qui, pour se livrer aux passions politiques qui l'embrasent serait capable d'oublier à la fois les primeurs et la charcuterie.., les tomates et les soubressades.

Car Fort-de-l'Eau est aussi la capitale de la charcuterie et. par voie de conséquence à peine logique, celle des brochettes que les étrangers dégustent l'été le long de la grand-rue. autour des ~~super-kanouns" qui ressemblent à des hauts-fourneaux.
Heureux Fort-de-l'Eau, délicieusement allongé au fond de l'une des plus belles baies du monde...

Courageux Mahonais qui ont su transformer des terres hostiles couvertes de maquis épineux en jardins soignés comme des bijoux et parfumés comme... et qui, justement fiers de cet exploit, s'abandonnent aujourd'hui. aux heures de détente, aux vertiges mêlés que dispensent l'anisette, les brochettes... et... la politique.
Petit peuple vivant à l'esprit frondeur mais l'âme forte... que vient parfois enrichir encore quelques émigrés de Mahon qui commence par rôtir des brochettes en plein vent et finit dans une villa "avec de la terre autour".
Soubressade et jardinage.., les deux mamelles de Fort-de-l'Eau.

Fernand LLURENS
Extrait de la Dépêche Quotidienne (Samedi 23janvier 1960)




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