Algérie - Waada de Sidi Blal, Saïda

Dans la waâda de Sidi Blal à Saïda




Dans la waâda de Sidi Blal à Saïda
Le Diwane est toujours pensé dans une opposition : d’une part, une musique d’un genre particulier ; d’autre part, une pratique culturelle et religieuse. Selon l’approche qui prend en compte le versant musical, l’intérêt porte sur le passage de la pratique rituelle à la pratique musicale. Pourtant, nous avons constaté à Saïda, lors de la waâda de Sidi Blal (organisée récemment), que le rituel est un spectacle à part entière : une réitération et un renforcement du lien pour les adeptes et un véritable show pour les spectateurs…   Les Ouled Diwane entretiennent le lien avec leur histoire et célèbrent le passé et les ancêtres dans leurs chants et leur rituel (codifié) lors de la lila (nuit, veillée spirituelle) et la waâda. Si le cadre de la lila est plutôt intimiste et ses fins oscillent entre la thérapie (très rare tout de même) et la fête, la waâda est un autre aspect –avec un sens plus élargi– du Diwane, qui intègre à la fois les dimensions de célébration et de spectacle. La waâda est présentée sur le net comme une «fête régionale annuelle qui associe célébration religieuse (souvent pour honorer un saint) à des activités festives et commerciales», mais cette définition donne un sens générique forcément incomplet aux nombreuses et diverses waâda célébrées en Algérie. Parmi celles-ci, la waâda de Sidi Blal de Saïda, organisée annuellement par l’association culturelle et folklorique du même nom. Cinq jours durant, les Ouled Diwane de Saïda célèbrent dans l’enceinte de leur zaouïa située dans le quartier de Dar El Beïda, leur waâda. Cette année, nous y avons assisté et découvert un autre Diwane appelé communément «traditionnel», et une autre manière de faire qui ne s’oppose pas forcément à la scène. La lila ou le Diwane «traditionnel» –même si le terme n’est pas tout à fait juste puisque lors de la waâda, les «musiciens» ou la troupe musicale utilisent la technique– est un véritable spectacle, qui s’apprécie et se ressent ; un spectacle célébrant le corps, où tous les sens sont convoqués. En plus des transes vives, la Lila est un moment de partage et de communion. On va à la waâda, en premier lieu, par tradition, parce qu’on est un adepte. Mais cette célébration est toujours ouverte aux non-initiés. Tout le monde est le bienvenue et toujours très bien accueilli, voire intégré à la «famille», un mot lourd de sens pour les Ouled Diwane. Le temps de la waâda, on a donc appartenu à cette grande famille, dont les membres –outre les Saïdéens– sont venus de plusieurs régions du pays (Mascara, Relizane, Sidi Bel-Abbès, Tiaret, Constantine, Ghardaïa, Béchar, Alger…), en tant qu’invités (à titre individuel ou en tant que mhala) ou tout simplement parce que cette fête est un rendez-vous incontournable pour eux. Car la zaouïa Sidi Blal de Saïda (devenue une association en 1967 puis recréée avec un nouveau statut en 1997) est l’une des plus célèbres en Algérie et parce qu’elle reste l’une des rares à organiser chaque année la waâda, une pratique qui se perd de plus en plus de nos jours «en raison du coût», comme relevé par plusieurs personnes rencontrées. Le maâlem Amine Canon, membre de Sidi Blal de Saïda nous a expliqué que la waâda est «une manière de faire vivre ce que nous ont laissés nos ancêtres. On fait comme on les a vu faire et on maintient la tradition». Selon lui, «nos aïeuls organisaient la waâda à l’automne, un soir de pleine lune. Pour eux, c’était une façon de se rapprocher de Dieu, et comme ils travaillaient la terre, qu’ils étaient agriculteurs, leur espoir derrière l’organisation de cette célébration était d’avoir une bonne saison. Pour ce qui nous concerne aujourd’hui, on l’organise vers la fin de l’été, en fonction de la disponibilité de nos invités». Les temps ont donc changé ! La waâda, qui conserve, selon les Ouled Diwane de Saïda, toute son authenticité, est donc une façon de perpétuer la tradition. Le rituel, ce spectacle absent des scènes… Avant de restituer les merveilleuses images que nous gardons de la waâda, il n’est pas tout à fait inutile de préciser qu’un Diwane est organisé autour d’un Mqedem, le chef spirituel et la plus haute autorité dans la «confrérie», secondé ou aidé par Chaouech, qui veille également sur l’encensoir, la «Bekhara» –qui tient une place centrale dans le rituel. Des missions aussi importantes que celles du Mqedem sont confiées à la Arifa. Gardienne de la tradition, détentrice d’un grand savoir, elle dirige l’espace des femmes tout en supervisant la préparation de certains plats et mélanges rituels. Vient ensuite le maâlem, le maître de cérémonie qui dirige l’orchestre constitué du Koyo Bango (le chanteur/diseur parce qu’on dit «yetklem» c'est-à-dire «il parle»), qui a un statut tout particulier dans cette organisation, et des Koyo ou «Gnadiz» (chorale et Karkabous). Concernant la waâda, elle a été organisée le mois dernier. La zaouïa de Saïda, considérée comme l’espace dédié au Diwane le plus grand d’Algérie par les Ouled Diwane eux-mêmes, a accueilli, durant cinq jours, de nombreux adeptes, habitués ou tout simplement amateurs de Diwane. Après le premier soir consacré à la récitation du Coran, place ensuite à des nuits de transe dès le lendemain. Mais une waâda sans sacrifice n’est pas une waâda ! Pour ce faire, la troupe Sidi Blal de Saïda a organisé une veillée appelée «Hennat Cheikh Abdelkader», un rituel durant lequel du henné est appliqué sur le taureau (qui sera sacrifié le lendemain) et les membres de la confrérie jouent quelques bradjs (morceaux) du répertoire diwane. Le lendemain, vers 14h heures dans la grande cour de la zaouïa, les tambours commencent à résonner et les Koyo à danser et divertir le «public». Le taureau, ainsi qu’une chèvre et deux poules, ont été sacrifiés par Lemqedem de la zaouïa. A la première goutte de sang de l’animal sacrificiel, les youyous des femmes se mêlent aux tambours qui invitent certains adeptes à des transes vives et incontrôlées, d’autres se contentent d’aller féliciter Lemqedem pour l’accomplissement du sacrifice. L’ambiance est festive… les enfants subjugués, fascinés par le spectacle courent dans tous les sens mais ils ne pourront faire partie du spectacle, du rituel, que lors du rituel Migzawa. Le rituel Migzawa se tient le dernier jour de la waâda et réunit les hommes, les femmes et les enfants En attendant, tout le monde se détend et attend impatiemment la lila qui sera, promet-on, «intense». Le divertissement se poursuit avec l’impressionnante prestation d’une troupe de Gouarir, clôturée par des salves de baroud. La performance de ce groupe, qui s’illustre dans un autre genre, témoigne sans doute d’un esprit d’ouverture des Ouled Diwane sur d’autres pratiques musicales ou rituelles, alors que dans la majorité des cas, le reproche qui leur est formulé est que justement ils ne sont pas assez, ou pas suffisamment, voire pas du tout, ouverts. C’est intéressant de constater que la réalité est toute autre et que les préjugés se fondent généralement sur peu d’arguments objectifs. Communion avec la nature En attendant l’ultime lila, l’après-midi du dernier jour de la waâda est consacré au rituel Migzawa. Le groupe musical, muni de gangas (tbel) et de karkabous, se met dans un coin et commence à jouer un répertoire exclusivement réservé à cette cérémonie. Les hommes, les femmes et les enfants, portant des bouts de tissus bariolés appartenant à la zaouïa, participent à ce rituel et tournent autour d’un bouc et de deux lapins dans le sens inverse des aiguilles d’une montre. Lorsque Lemqedem utilise son hautbois traditionnel, le groupe change de rythme et les participants se mettent à danser. Une fois l’animal sacrifié, tout le monde quittera la cour afin de se rendre dans la pièce principale de la zaouïa pour prolonger la danse, qui se transformera en transe pour certaines personnes, notamment les femmes. Pendant le rituel, la Arifa, installée derrière un autel décoré de feuilles d’arbres et de foulards multicolores distribue un jus : un verre de «rouina» (farine de blé, utilisée et distribuée à l’assistance lors du bordj «Hamou»), mélangé à l’eau de fleur d’oranger contre une pièce de monnaie : «récolter la baraka» et «laisser une waâda»Â ! En outre, tout comme la mhalla (coffre contenant les accessoires nécessaires à la lila, comme les cravaches, les couteaux, les foulards de différentes couleurs, le jawi ou benjoin, le henné…) qui ne peut pas être montrée sur scène en raison de sa charge symbolique mais également de son inutilité dans un spectacle scénique, les sacrifices ne sont pas non plus très utiles pour un spectateur qui vient assister à un concert de musique. Mais tout de même, et comme nous l’affirmait Lemqedem âami Brahim de Béchar lors de notre rencontre avec lui, «on peut montrer certaines danses, certaines pratiques et les couleurs qui existent dans le Diwane, sans pour autant faire usage des instruments». Et justement, le rituel Migzawa est un spectacle à part entière, alliant musique et danse et invitant tous les présents à participer et à prendre part à la fête, qui gagnerait à être présenté au grand public. Certes, depuis deux ans, des groupes proposent des morceaux (avec les danses et les tenues) Migzawa au Festival national de la musique Diwane de Béchar, mais ces performances ne rendent pas vraiment compte de la beauté de ce rituel, qui instille de la joie de vivre dans le cœur et le corps de chacun des membres de l’assistance. Il serait peut-être pertinent de réfléchir sur l’espace et sur la manière de présenter et de mettre en scène ce rituel précis et le diwane de manière générale. Des nuits de transe La lila commence à 18 heures. Chaque soir, deux groupes (de 18h à 00h et de 00h à 5h) se produisent dans la grande cour de la zaouïa. L’espace est aménagé de sorte à ce que la troupe puisse être au centre de l’espace sacré –sacré car purifié par les membres de l’orchestre par différentes danses introductives, notamment le signe populaire de «Taslim» vers les quatre points cardinaux–, à l’entrée duquel, on retrouvera le Chaouech assis à côté de la «Bekhara». Derrière, les doyens sont adossés au mur, ils sont les seuls à avoir ce privilège, perçu comme une marque de respect. Les hommes et les femmes se font face. Bien qu’il n’y ait pas de contact entre les deux, ils se mélangent tout de même dans «l’espace sacré» puisque les transes sont mixtes, car même si on nous a expliqué qu’il existe dans le répertoire, les bradjs appelé «Nsawiyine», exclusivement réservés aux femmes, on nous a également signifié qu’«ils ne font pas partie du répertoire de toutes les confréries» (chaque «confrérie» a une ou deux séries de bradjs qu’elle maîtrise le mieux et qui fait son originalité), et le temps est parfois insuffisant pour jouer toutes les séries de bradjs du riche et dense répertoire diwane (Lebhara, Sraga, Hassaniyine, Bambrawiyine, Haoussawiyine, Lekhlawiyine et Nsawiyine). Les femmes entrent –ou «tombent» puisque les Ouled Diwane disent «ytih». Ils qualifient également la transe de «laâb», jeu– en transe donc aux côtés des hommes, au même titre que les hommes, même si elles doivent se couvrir la tête et le visage pour rentrer dans «l’espace sacré». Leurs transes sont vives, souvent plus spectaculaires que celles des hommes, et parfois violentes. Au même titre que les hommes, elles utilisent les cravaches dans «Manandabo» (la cravache nommée «Boulala» dans le Diwane est l’accessoire canonique de ce bordj, mais on peut la retrouver dans d’autres morceaux tout au long de la lila), ou les couteaux dans par exemple «Jangari Mama» et dans d’autres bradjs aussi. Certains danseurs-«transeurs» jouent, s’affrontent et leurs joutes amusent les présents qui viennent aussi à la waâda pour regarder un spectacle. Mais tout dépend du degré d’initiation, car pour d’autres personnes en transe, les choses s’avèrent parfois compliquées et ils ne parviennent que difficilement à sortir de leur hal, leur état. Et c’est justement dans ces cas-là qu’apparaît le rôle du Mqedem, qui encadre les danseurs, et organise les transes, et celui du maâlem qui les gère. D’ailleurs, à notre grand étonnement, nous avons constaté qu’il y avait une sorte d’état de conscience des personnes en état de transe. En fait, lorsqu’il y a beaucoup de personnes dans «l’espace sacré», Lemqedem les fait patienter et passer par alternance. S’ils continuent de bouger et de faire des mouvements d’avant en arrière, ils semblent attendre patiemment que leur tour arrive, pour pouvoir se rapprocher de l’orchestre et donner libre court à leurs sens et leurs mouvements. Interaction avec le public L’autre point qui nous semble important est l’interprétation et l’agencement du répertoire. Lors de nos rencontres avec les Ouled Diwane, aussi bien à Béchar qu’à Alger, ils nous ont souvent affirmé que le répertoire est organisé selon un ordre bien précis. Mais ce que nos interlocuteurs ne nous ont pas signifié (ou pas très clairement) est qu’ils peuvent ne pas jouer certains titres et aller à l’essentiel. L’essentiel –dans cette waâda du moins où les couleurs Noire et Rouge étaient dominantes–, ce sont les «Sraga» (il existe trois morceaux intitulés «Sergou»), mais également «Jangari Mama», «Nouari» ou encore «Manandabo». On constatera par ailleurs que les groupes qui assurent la deuxième partie de la lila ne continuent pas (toujours) de jouer le reste du répertoire. Ils reprennent souvent du début et rejouent les mêmes titres déjà entendus. S’il y a des incontournables que tous les groupes doivent jouer, et des éléments liés à la maîtrise de tel ou tel répertoire, il semblerait qu’il existe d’autres paramètres extra-rituel. «Sraga, Manandabo et Jangari Mama sont des bradjs très populaires. Il y a toujours beaucoup de danseurs qui jouent et un maâlem est jugé aussi sur les états qu’il provoque chez les gens», nous a expliqué une jeune adepte. A l’évidence, les dimensions spectacle et interaction avec le public sont importantes. On ne joue pas un morceau uniquement parce qu’il existe mais parce qu’il suscite des réactions aussi. Les temps changent mais l’héritage se transmet Bien qu’il existe, en Algérie, deux festivals dédiés au Diwane, il n’est pas toujours évident de saisir ou de comprendre cette pratique rituelle qui passe par la musique. Le passage à l’espace scénique fait disparaître plusieurs éléments : le rôle du Mqedem et de son alter ego féminin la Arifa, la place des femmes dans le rituel, le Koyo Bango de moins en moins présent sur scène ou encore les accessoires utilisés et les mets préparés. La Arifa tient un rôle central dans cette célébration En fait, il y a comme un dérèglement dans l’organisation du Diwane sur scène et de ce fait, la qualité fait bien souvent défaut. «Le Diwane ne peut pas monter sur scène. On peut jouer deux ou trois morceaux mais sans rien montrer parce que limité par le temps», nous a affirmé cheikh Tayeb Ben Ali, le Koyo Bango de Sidi Blal de Saïda. Beaucoup de Ouled Diwane estiment que le fait d’être debout sur scène fausse leur jeu. «Le jeu au guembri demande de la concentration et de la dextérité parce qu’il y a beaucoup de notes. C’est très difficile donc de chanter et de jouer en même temps. Or, debout ou en chantant en même temps, le maâlem ne peut pas jouer correctement ou ne pourra le faire que difficilement», souligne maâlem Canon. Cheikh Tayeb pense qu’il y a «une relation particulière entre le maâlem et le Koyo Bango, une relation qui ne s’explique pas mais c’est le charme du Diwane», tout en relevant que la principale qualité d’un Koyo Bango c’est «la voix en or, surtout qu’avant, on chantait sans micro». Et maâlem Amine de surenchérir : «la voix c’est quelque chose d’inné et un Koyo Bango le devient naturellement. Un jour, il se met à chanter, c’est dans ses gènes». Nos deux interlocuteurs ont souligné également que le Koyo Bango est une véritable «institution» dans le Diwane de Saïda, comme celle du Mqedem, du Chaouech ou de la Arifa. Précisant que les membres de Diwane Sidi Blal de Saïda «perpétuent l’héritage des aïeuls et tentent de le transmette à [leurs] enfants», cheikh Tayeb rappelle qu’«avant, les Chouyoukh avaient la baraka» et de véritables dons de guérisseurs, aujourd’hui, on continue en effet de parler de Baraka mais les choses ont quelque peu changé. Outre «l’argent qui fausse les rapports» (selon cheikh Tayeb), le Diwane est de tradition orale qui se transmet par «l’écoute» et le mimétisme. Certaines choses ont disparu et même si maâlem Canon et cheikh Tayeb affirment qu’ils perpétuent l’héritage des aïeuls comme il leur a été transmis, le Koyo Bango, qui précise ne pas connaître le sens de tous les chants du répertoire,  concède que de nos jours «il y a une grande différence notamment dans le rythme et les paroles. Il n’y a  que quelques rares personnes qui maîtrisent parfaitement le Diwane». Notre interlocuteur ignore les raisons de cette transformation mais renvoie cela au «temps qui passe». Justement, malgré ce temps qui passe, les changements inévitables, une nouvelle génération qui cherche parfois à s’émanciper du (lourd) héritage des maîtres, le Diwane a encore de beaux jours devant lui, compte tenu du nombre important des personnes qui se sont rendus à la waâda de Saïda, des artistes qui portent des projets musicaux avec le Diwane comme source d’inspiration, et de l’esprit de solidarité qui existe entre les membres de la «confrérie». Mais la waâda reste une célébration, un événement festif, un spectacle vivant, certainement très différent d’une lila intimiste qui serait organisée pour une seule personne, à des fins thérapeutiques ou pas. A explorer… Sara Kharfi

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