Algérie - Tariqa El Alawiya

Dans l’intimité du Cheikh al-Alawi (Témoignage du Docteur Carret)



Dans l’intimité du Cheikh al-Alawi (Témoignage du Docteur Carret)
Le témoignage du Docteur Carret n’a nul besoin de présentation. La lisibilité du texte lui-même nous en dispense. De plus, de larges extraits de celui-ci constituent le premier chapitre du livre très connu et partout apprécié de M. Martin Lings, intitulé « Un Saint Musulman du XXe siècle » (cf. Note 1). Cet ouvrage est d’ailleurs jusqu’à présent le seul qui existe en une langue occidentale concernant le Cheikh et son œuvre, et il demeure d’une grande utilité. Il faut savoir toutefois qu’il est exclusivement axé sur l’aspect soufi de l’enseignement du Cheikh, c’est-à-dire le plus rétif à la connaissance simplement intellectuelle, et, partant, ce n’est qu’une approche pour une compréhension extérieure de la doctrine soufie. Car le taçawwuf ou Soufisme ne se transmet guère que d’un Maître régulier à un disciple éprouvé, et jamais autrement.
Le Docteur Carret fut le médecin du Cheikh et il était devenu un ami et un intime de la Zawiya (lieu de réunion des foqara) sans cependant jamais faire partie de la confrérie.
Texte du Dr Carret : Je rencontrai pour la première fois le Cheikh Al-Alawi au printemps de 1920. Ce ne fut pas par hasard. J’avais été appelé auprès de lui comme médecin. Je n’étais alors installé à Mostaganem que depuis quelques mois.
Quel motif avait pu inciter le Cheikh à consulter un médecin, lui qui attachait si peu d’importance à nos petites misères corporelles ? Et pour quelle raison m’avait-il choisi, parmi tant d’autres, moi, nouveau venu ?
Je l’ai su plus tard par lui-même. Peu de temps après mon arrivée à Mostaganem, j’avais installé dans la ville arabe de Tidjditt, exclusivement à l’usage des musulmans, une infirmerie, où je venais trois fois par semaine donner des consultations pour un prix minime. Les indigènes éprouvent une répugnance instinctive pour les dispensaires administratifs. Mon infirmerie installée dans leur ville, chez eux et disposée conformément à leurs goûts et à leurs coutumes, fut un succès. Des échos en parvinrent aux oreilles du Cheikh.
Cette initiative d’un médecin français nouvellement débarqué, qui, contrairement à la plupart des Européens, semblait ne pas considérer les Musulmans de toute la hauteur d’un orgueil méprisant, attira son attention. Sans que je le susse, et sans la moindre tentative d’investigation de sa part, il était bénévolement renseigné par les disciples, sur ma personne, mes faits et gestes, ma façon d’agir envers les malades, et mon attitude sympathique à l’égard des musulmans.
Il en résulta que le Cheikh Al-Alawi me connaissait déjà très bien alors que j’ignorais encore son existence. Une grippe assez sérieuse qu’il contracta au cours du printemps de 1920, le décida à me faire appeler.
Dès le premier contact j’eus l’impression d’être en présence d’une personnalité sortant de l’ordinaire. La salle où l’on me fit entrer était, comme toutes les pièces des demeures musulmanes, dépourvue de meubles. Il ne s’y trouvait que deux coffres, que j’ai su plus tard renfermer des livres et des manuscrits. Mais le parquet était couvert de bout en bout, de tapis et de nattes d’alfa. Dans un coin, un matelas, recouvert d’une couverture. Et sur ce matelas, le dos appuyé contre des coussins, le torse droit, les jambes repliées, les mains posées sur les genoux, immobile, en une attitude hiératique mais que l’on sentait naturelle, était assis le Cheikh.
Ce qui me frappa de suite, fut sa ressemblance avec le visage sous lequel on a coutume de représenter le Christ. Ses vêtements, si voisins, sinon identiques, de ceux que devait porter Jésus, le voile de très fin tissu blanc qui encadrait ses traits, son attitude enfin tout concourait pour renforcer encore cette ressemblance. L’idée me vint à l’esprit que tel devait être le Christ recevant ses disciples, lorsqu’il habitait chez Marthe et Marie.
La surprise me retint un instant sur le seuil de la porte. Lui aussi me considérait, mais d’un regard lointain. Il rompit le premier le silence, prononça les paroles habituelles de bienvenue, et me pria d’entrer. Son neveu, Sidi Mohammed, lui servait d’interprète car le Cheikh comprenait bien le français, mais le parlait avec une certaine difficulté, et affectait de l’ignorer complètement quand il était en présence d’un étranger.
Je demandai des sandales pour recouvrir mes chaussures, afin de ne pas souiller le tapis et les nattes, mais il me fit dire que cela n’avait aucune importance. Sur sa demande on m’apporta une chaise, mais ce meuble me parut si ridicule dans un tel décor que j’en déclinai l’offre, et préférai m’asseoir sur un coussin. Il eut un fin sourire, et je sentis que par ce simple geste j’avais déjà gagné sa sympathie.
Sa voix était douce, un peu voilée. Il parlait peu en phrases courtes, et son entourage, attentif à ses moindres mots, à ses moindres gestes, obéissait en silence. On le sentait entouré d’un profond respect.
Déjà au courant des habitudes musulmanes, et devinant que j’avais affaire à « quelqu’un », je me gardai bien d’aborder brusquement le sujet pour lequel on m’avait fait appeler. Je laissai le Cheikh m’interroger par l’intermédiaire de Sidi Mohammed, sur mon séjour à Mostaganem, les motifs qui m’y avaient amené, les difficultés que j’avais pu rencontrer, et les satisfactions éprouvées.
Durant cette conversation, un jeune disciple avait apporté sur un vaste plateau de cuivre, du thé arabe parfumé à la menthe, et quelques gâteaux. Le Cheikh n’y toucha pas, mais m’invita à boire lorsque le thé fut servi et prononça pour moi le « Bismillah », « Au nom d’Allah ! », lorsque je portai le verre à mes lèvres.
Ce n’est qu’après l’accomplissement de tout ce cérémonial d’usage que le Cheikh se décida à me parler de sa santé. Il m’avait fait venir, me dit-il, non pas pour que je lui prescrive des médicaments, il en prendrait, certes, si je jugeais que cela fût absolument indispensable et utile, mais il n’y tenait nullement. Il désirait simplement savoir si l’affection qu’il avait contractée depuis quelques jours était grave. Il comptait sur moi pour lui dire, en toute franchise et sans réticence, ce que je pensais de son état. Le reste importait peu.
J’étais de plus en plus intéressé et séduit. Un malade qui n’a pas le fétichisme du médicament est déjà un phénomène rare, mais un malade qui se soucie peu de guérir et désire simplement savoir où il en est, constitue une rareté encore plus grande.
Je procédai à un examen médical minutieux, auquel le patient se soumit docilement. Plus je montrais de circonspection et d’attentions délicates au cours de cet examen, et plus il se livrait avec confiance. Il était d’une maigreur stupéfiante, à croire que la vie dans cet organisme ne fonctionnait qu’au ralenti. Mais il n’y avait aucune lésion sérieuse. L’ensemble était sain. Tout se passa en présence du seul Sidi Mohammed, qui, debout au milieu de la pièce, les yeux baissés, et tournant le dos en une attitude de respect attristé, traduisait à mi-voix, sans rien voir, les questions et les réponses.
Lorsque tout fut terminé, le Cheikh reprit son attitude hiératique sur les coussins, Sidi Mohammed frappa dans ses mains et un serviteur entra apportant à nouveau du thé.
J’expliquai alors au Cheikh qu’il avait une grippe assez sérieuse mais sans gravité, que ses principaux organes fonctionnaient normalement, qu’aucun médicament ne me paraissait nécessaire, et que probablement tous ces troubles disparaîtraient d’eux-mêmes dans quelques jours. Cependant, comme des complications, peu probables mais possibles, étaient à craindre en pareil cas, il était utile de suivre la maladie de très près. Il serait donc nécessaire que je revinsse le voir par mesure de précaution. J’ajoutai que je trouvais sa maigreur alarmante et qu’il devrait suivre à l’avenir un régime alimentaire un peu plus copieux. Au cours de mon interrogatoire, j’avais appris en effet qu’il ne se nourrissait chaque jour que d’un litre de lait, quelques dattes sèches, une ou deux bananes, et du thé.
Le Cheikh parut très satisfait du résultat de mon examen. Il me remercia avec dignité, s’excusa de m’avoir dérangé, et me dit que je pourrais venir le voir autant de fois que je le croirais nécessaire. Quant à la question de nourriture, il en jugeait de manière différente. Pour lui, le fait de se nourrir constituait une obligation importune. Il ne s’y soumettait que dans la mesure la plus restreinte possible.
Je lui fis remarquer qu’une nourriture insuffisante l’affaiblirait de plus en plus, et surtout diminuerait sa force de résistance contre les maladies à venir. Je comprenais fort bien qu’il n’attachât aucun intérêt à cette manifestation purement matérielle, mais, si d’autre part, il pensait devoir, dans une certaine mesure, prolonger ou simplement conserver son existence, il lui était indispensable de se plier aux exigences de la nature, si ennuyeuses qu’elles fussent.
Cet argument le frappa sans doute, car il resta un long moment silencieux. Puis il fit un geste évasif de la main :
— « Allah y pourvoira ! » fit-il doucement, tandis qu’un léger sourire errait sur ses lèvres.
Il avait repris son attitude rêveuse du début, et son regard était devenu lointain. Je me retirai discrètement, emportant une impression qui, à plus de vingt ans d’intervalle, était restée aussi nettement gravée dans ma mémoire que si ces événements dataient à peine d’hier.
J’ai raconté dans tous ses détails cette première visite que je fis au Cheikh Al-Alawi, estimant que le meilleur moyen de faire ressortir sa personnalité était d’exposer tout d’abord, l’impression qu’il me fit lorsque me fut donnée pour la première fois l’occasion de le rencontrer. Cette impression est d’autant plus sincère que j’ignorais tout du personnage avant de l’avoir vu.
Quand on était venu me prier de me rendre auprès d’un Cheikh, j’avais pensé qu’il s’agissait d’un chef religieux quelconque, comme il y en a tant parmi les musulmans. Or, une fois en sa présence, j’avais senti de suite qu’il s’agissait de tout autre chose.
J’essayai de me renseigner sur cette personnalité étrange, je ne pus rien apprendre de particulier. Les Européens de l’Afrique du Nord vivent en général dans une telle ignorance de la vie intime de l’Islam, que pour eux, un Cheikh ou un marabout est une espèce de sorcier, qui n’a d’importance qu’en raison de l’action politique qu’il peut exercer sur les musulmans. Or, le Cheikh dont il s’agissait, n’avait aucune influence de ce genre. Donc, on l’ignorait.
D’autre part, à la réflexion, je me demandais si je n’avais pas été quelque peu victime de mon imagination. Cette figure de Christ, ce ton de voix paisible et doux, ces manières affables pouvaient avoir exercé sur moi une influence favorable, propre à me laisser supposer une spiritualité qui n’existait peut-être pas. Son attitude pouvait n’être qu’une « pose » voulue et calculée, et sous cette apparence qui semblait recouvrir quelque chose, peut-être n’y avait-il rien.
Cependant, il m’avait paru tellement simple et naturel que ma première impression persistait. Elle devait se confirmer par la suite.
Le lendemain, je retournai le voir ainsi que les jours qui suivirent, jusqu’au moment où il fut complètement rétabli. Je le retrouvais chaque fois exactement pareil, immuable, assis dans la même pose, au même endroit, le regard lointain, un fin sourire sur les lèvres, tout comme s’il n’avait pas bougé depuis la veille, semblable à une statue pour qui le temps ne compte pas.
Il se montra à chaque visite plus aimable et confiant. Bien que nos conversations, en dehors du côté médical, fussent assez limitées et d’un ordre tout-à-fait général, de plus en plus se renforçait l’impression que je n’avais pas devant moi un imposteur. Nos rapports devinrent rapidement amicaux, et lorsque je lui annonçai que mes visites, en tant que médecin, me paraissaient désormais inutiles, il me répondit qu’il avait eu plaisir à faire ma connaissance et qu’il lui serait agréable que je vinsse le voir de temps en temps, quand mes occupations me le permettraient.
Ainsi commença entre le Cheikh Al-Alawi et moi une amitié qui devait durer jusqu’à la mort du Cheikh. Celle-ci survint au cours de l’année 1934. Pendant ces quatorze années, je puis dire que j’ai eu au moins une fois par semaine l’occasion de le voir. Tantôt, c’était pour le plaisir de m’entretenir avec lui dans mes moments de liberté, tantôt parce qu’il me faisait appeler pour un membre de sa famille, souvent aussi parce que sa santé, toujours précaire et chancelante, nécessitait mon attention.
Peu à peu, ma femme et moi, devînmes des familiers de la maison. Nous y fûmes reçus au bout d’un certain temps sur le pied de la plus complète intimité. Avec les années, on en était venu à nous considérer presque comme des membres de la famille. Mais cela se fit très lentement et de manière insensible.
Au début de nos relations la zawiya actuelle n’existait pas encore. Un groupe de foqara avait bien acheté le terrain sur lequel elle devait être édifiée, et en avait fait don au Cheikh. Les fondations avaient même été commencées, mais les événements de 1914 en avaient suspendu les travaux. Ceux-ci furent repris en 1920.
La façon dont fut construite cette zawiya est à la fois éloquente et typique. Il n’y eut pas d’architecte, ni d’entrepreneur, et tous les ouvriers furent des artisans bénévoles. L’architecte fut le Cheikh lui-même. Non pas qu’il ait jamais dressé un plan ni manipulé une équerre. Il se contenta d’exprimer ce qu’il voulait, et sa conception fut comprise par les exécutants. Tous ceux-ci n’étaient pas, tant s’en faut, de la région. Les premiers vinrent en grand nombre de Kabylie, puis beaucoup du Maroc, surtout du Riff, quelques-uns de Tunisie. Et cela sans aucune espèce d’embauché ni de recrutement. La nouvelle s’était répandue que les travaux de construction de la zawiya pourraient être repris. Il n’en fallut pas plus. Parmi les disciples de l’Afrique du Nord un exode en ordre dispersé commença. Les uns maçons, les autres menuisiers, tailleurs de pierre ou terrassiers, ou même simples manœuvres, nouaient dans un mouchoir quelques maigres provisions et se mettaient en route vers la cité lointaine où séjournait le Maître, pour mettre à sa disposition le travail de leurs mains. Ils ne recevaient aucun salaire. On les nourrissait, c’est tout. Et ils campaient sous des tentes. Mais chaque soir une heure avant la prière, le Cheikh les réunissait et les instruisait. Et c’était là leur récompense.
Ils travaillaient ainsi pendant deux mois, quelquefois trois, puis repartaient heureux d’avoir contribué à l’œuvre, et l’esprit satisfait. D’autres les remplaçaient qui, au bout d’un certain temps, partaient à leur tour. Leur place était occupée sans retard par de nouveaux arrivants, impatients de se mettre à l’ouvrage. Il en venait toujours. Jamais les chantiers ne manquèrent de main-d’œuvre. Et cela dura deux ans, au bout desquels la construction fut terminée.
J’éprouvais un profond sentiment de félicité intime devant cette manifestation de dévouement simple et candide. Ainsi, il se trouvait encore de par le monde des individus assez désintéressés pour se mettre, sans récompense aucune, au service d’une idée. J’assistais en plein XXe siècle, au même élan qui fit surgir les cathédrales du Moyen Age, suivant sans doute un processus analogue. J’étais heureux d’en être le témoin étonné.
J’en venais à songer qu’il y avait probablement encore, même en nos pays d’égoïsme pratique, quantités de bonnes volontés ignorées, prêtes à s’offrir, à se sacrifier au besoin, pour ceux qui sauraient les éveiller, faire jaillir l’étincelle, et les lancer à corps perdu, aussi bien vers un idéal tangible qu’à la poursuite de chimères insensées.
Cette idée me raccommodait avec l’humanité que je tenais en piètre estime.
Mais l’Histoire nous montre que si les grands élans spirituels ont leur beauté, ils ont aussi leurs déviations et leurs dangers, et que s’il en est d’inoffensifs et bienfaisants, d’autres peuvent devenir de véritables fléaux. En pareil cas, tout dépend de l’animateur. Quand cet animateur est un vrai Sage, dans toute la force du terme, il n’en saurait provenir que du bien. Mais il peut être aussi l’Antéchrist.
Une fois la zawiya terminée, tes foqara exprimèrent le souhait d’organiser une grande fête, pour célébrer son inauguration. Le Cheikh ne pu faire autrement que d’accéder à leur désir.
Je le connaissais depuis assez longtemps alors pour pouvoir lui faire connaître librement ma pensée. Je m’étonnais devant lui qu’il consentit à une manifestation si peu dans ses habitudes et si contraire à son goût pour la solitude et l’effacement.
Déjà, à cette époque, il avait cessé d’avoir recours pour me parler, à l’entremise de Sidi Mohammed. Celui-ci était néanmoins presque toujours présent à nos entretiens. Le plus souvent nos conversations avaient lieu en français, et Sidi Mohammed n’intervenait que dans le cas où le Cheikh estimait ne pouvoir exprimer exactement sa pensée en notre langue.
A ma remarque, il eut un imperceptible mouvement d’épaules, leva les yeux au ciel, et me dit en substance :
— « Vous avez vu juste. Je n’aime pas ces choses. Mais il faut prendre les hommes comme ils sont. Tous ne peuvent trouver entière satisfaction dans la seule intelligence et la contemplation. Ils éprouvent par moments le besoin de s’assembler, de sentir qu’ils sont nombreux à penser de même. Ce n’est pas autre chose qu’ils demandent. Il ne s’agit pas d’ailleurs d’une fête comme vous en avez certainement vues dans certains lieux de pèlerinage musulmans, avec coups de fusils, fantasia, jeux divers, et engloutissements excessifs de nourriture. Non, pour mes disciples, une fête est une réjouissance d’ordre spirituel. C’est simplement une réunion pour échanger des idées, et prier en commun. »
Ainsi présentée, l’idée d’une fête n’était plus choquante du tout. Si l’on en juge d’après le nombre des adeptes qui s’y rendirent, cette fête fut un succès. Il vint des disciples de toutes parts, et surtout de toutes catégories.
J’avais pensé, d’après ce que m’avait dit le Cheikh, que cette réunion ne serait qu’une sorte de congrès où des esprits scolastiques désireux de se faire valoir, discuteraient sur des points de doctrine épineux et exerceraient leur talent en arguties minutieuses sur des pointes d’épingles, et l’art de couper des cheveux en quatre.
Autant que je pus m’en rendre compte par certains passages de discours, dont Sidi Mohammed me traduisit la substance, il en fut bien un peu ainsi. Surtout parmi les jeunes. Mais l’intérêt n’était pas là. Les vieux, qui ne parlaient point et étaient absorbés dans une méditation profonde, furent plus intéressants à observer. Mais il y avait surtout les humbles, les obscurs, les montagnards riffains qui avaient voyagé tout un mois, allant à pied de douar en douar, soutenus et animés par le feu intérieur qui brûlait en leur âme simple et naïve.
Ils s’étaient élancés pleins d’ardeur, comme les pionniers de la ruée vers l’or, mais la richesse qu’ils étaient venus chercher n’était pas d’ordre temporel. Elle était purement spirituelle, et ils savaient qu’ils ne seraient pas déçus. Je les voyais immobiles, muets, savourant l’ambiance, comme plongés dans une sorte de béatitude par le simple fait d’être là, pénétrés de la sainteté du lieu, leur suprême aspiration réalisée. A eux seuls, ils créaient l’atmosphère spéciale qui convenait.
D’autre part, certains disciples se livraient à des pratiques étranges. Après de longues heures d’immobilité et de silence, ils se réunissaient en groupes, chaque groupe formait un cercle, et dans chaque cercle, les membres qui le composaient, commençaient à se balancer lentement en cadence, en prononçant d’une voix distincte, et en mesure avec chaque balancement, le nom d’Allah. Cela débutait sur un rythme d’abord assez lent, que dirigeait au centre du cercle une sorte de chef de chœur, dont la voix dominait. Peu à peu l’allure devenait plus rapide. Le lent balancement du début faisait place à des soubresauts sur les genoux fléchis, puis brusquement détendus. Bientôt, dans cette ronde à mouvements rythmiques exécutée sur place, les participants commençaient à haleter, les voix devenaient rauques. Cependant, le rythme s’accélérait toujours, les soubresauts rapides devenaient de plus en plus précipités, saccadés, presque convulsifs. Le nom d’Allah prononcé par les bouches n’était plus qu’un souffle, et cela continuait ainsi, toujours, de plus en plus vite, jusqu’à ce que le souffle lui-même manquât. Certains tombaient d’épuisement.
Cet exercice, analogue à ceux des derviches tourneurs, avait évidemment pour but de provoquer un état d’âme spécial. Mais je me demandais quel rapport de spiritualité pouvait exister entre des pratiques aussi rudes et la fine délicatesse du cheikh.
Et comment la renommée du Cheikh était-elle parvenue à s’étendre ainsi au loin ? Car il n’y eut jamais aucune propagande organisée. Les disciples ne cherchaient nullement à faire du prosélytisme. Ils formaient, comme ils forment encore aujourd’hui dans les agglomérations où ils se trouvent, de petites zawiya très fermées dirigées par l’un d’eux, investi de la confiance et de l’autorité du Cheikh, et qui est le « moqaddem ». Ces petites confréries s’interdisent, par principe, toute action extérieure, comme si elles étaient jalouses de garder leurs secrets. Et cependant l’influence se propage, des candidats à l’initiation se présentent. Il en vient de tous les milieux.
J’en exprimai un jour mon étonnement au Cheikh. Il me dit :
— « Viennent ici tous ceux qui se sentent troublés par la pensée d’Allah ».
Et il ajouta ces mots, dignes de l’Evangile :
— « Ils viennent chercher la Paix intérieure ».
Ce jour-là, je n’osai pas pousser plus loin mon interrogatoire, par crainte de paraître indiscret. Mais je fis un rapprochement avec les incantations que j’avais entendues parfois, et qui m’avaient intrigué. A plusieurs reprises, en effet, au cours de mes visites, pendant que je m’entretenais paisiblement avec le Cheikh, était parvenu jusqu’à nous, de quelque coin éloigné de la zawiya, le nom d’Allah, lancé sur une note prolongée et vibrante :
— « Aa……… Ilâ…….. ah ! ! »
C’était comme un appel désespéré, une imploration éperdue, que, du fond d’une cellule, lançait un disciple solitaire, en méditation.
L’appel se répétait d’ordinaire plusieurs fois de suite, puis tout retombait dans le silence.
« Des profondeurs de l’abîme
J’ai élevé ma voix vers Toi, Seigneur !…
Je crierai vers Toi du bout de la terre
Lorsque mon cœur se pâme !
Conduis-moi sur ce rocher,
Qui est trop élevé pour moi ! »
Ces versets des Psaumes me revenaient à la mémoire. C’était en somme la même supplication, l’appel suprême d’une âme en détresse vers la Divinité.
Je ne me trompais pas, car, plus tard, lorsque je demandai au Cheikh ce que signifiait ce cri qui venait encore de se faire entendre, il me répondit :
— « C’est un disciple qui demande à Allah de l’aider dans sa méditation ».
— « Et peut-on savoir quel est l’objet de sa méditation ? »
— « Arriver à se réaliser en Dieu ».
— « Tous les disciples y parviennent-ils ?
— « Rarement. Cela n’est possible qu’à un petit nombre ».
— « Alors, ceux qui n’y parviennent pas, restent désespérés ? »
— Non, ils s’élèvent toujours assez pour avoir au moins la Paix intérieure ».
La Paix intérieure. C’était le point sur lequel il revenait le plus souvent. Et c’était à cela sans doute qu’était due sa grande influence. Car, quel est l’homme qui n’aspire pas, d’une manière ou d’une autre, à la Paix intérieure ?
Et ceci est encore à rapprocher de cette parole du Christ disant à Pierre :
— « De quoi te préoccupes-tu ? »
Lorsqu’il était en bonne santé, relativement, et durant la bonne saison, le Cheikh me recevait toujours sous une sorte de véranda, au fond d’un petit jardin, entouré de hauts murs, qui faisait penser à certaines gravures enluminées des manuscrits persans. C’est dans ce décor paisible, loin des bruits du monde, dans le bruissement des feuilles et le chant des oiseaux, que nous échangions des propos, entrecoupés parfois de longs silences.
Comme entre gens qui se comprennent et sont devenus suffisamment intimes, le silence n’était pas une gêne pour nous. Il était même parfois nécessaire après une remarque qui méritait réflexion. Le Cheikh n’émettait d’ailleurs jamais de paroles inutiles, et nous n’éprouvions le besoin de parler que lorsque vraiment nous avions quelque chose à dire.
Il avait été surpris au début de voir que je connaissais un peu la religion musulmane, au moins dans son essence et ses principes ; que j’étais au courant, dans ses grandes lignes, de la vie du Prophète et de l’histoire des premiers Khalifes ; que je n’ignorais pas la Kaaba, ni le puits de Zemzem, ni la fuite d’Ismaël avec sa mère Agar dans le désert. C’était là bien peu de chose, mais l’ignorance d’un Européen moyen à ce point de vue est généralement telle qu’il ne pouvait s’empêcher de manifester son étonnement.
De son côté, il me surprit aussi par sa largeur de vue et sa tolérance. J’avais toujours entendu dire que tout musulman est un fanatique et ne saurait considérer qu’avec le plus complet mépris les infidèles étrangers à la religion musulmane.
Or, il déclarait que Dieu avait inspiré trois prophètes : le premier avait été Moïse, le second Jésus, et le troisième Sidna Mohammed. Il en concluait logiquement que la religion musulmane était la meilleure puisqu’elle était basée sur le dernier message de Dieu, mais que la religion juive et la religion chrétienne n’en étaient pas moins des religions révélées.
Sa conception de la religion musulmane était également très large. Il n’en retenait que l’essentiel. Il avait coutume de dire :
— Pour être un bon musulman, il suffit d’observer cinq points : Croire en Dieu (Allah). Reconnaître que Mohammed fut Son dernier prophète. Faire la prière cinq fois par jour. Verser la dîme aux pauvres. Pratiquer le jeûne. Et faire le pèlerinage à la Mecque.
Ce que j’appréciais particulièrement en lui était l’absence complète de tout prosélytisme. Il émettait ses idées lorsque je le questionnais, mais paraissait fort peu se soucier que j’en fisse mon profit ou non. Non seulement il ne tenta jamais le moindre essai de conversion, mais pendant fort longtemps il parut totalement indifférent à ce que je pouvais penser en matière de religion. C’était d’ailleurs tout-à-fait dans sa manière. Il disait :
— « Ceux qui ont besoin de moi, viennent à moi. Les autres, pourquoi chercher à les attirer ? Ils se soucient peu des seules choses qui comptent, et vont leurs chemins ».
Nos conversations avaient donc l’allure de celles que pourraient avoir deux voisins vivant en bons termes et qui échangent de temps en temps des propos au-dessus de la haie qui sépare leurs jardins.
Cependant un jour notre entretien s’aiguilla sur mes propres idées et le poussa à me sonder un peu à ce sujet. Peut-être y avait-il songé déjà, sans savoir comment aborder cette question délicate, et attendait-il l’occasion. Elle vint.
Elle vint à propos de ces noirs musulmans qui ont apporté dans l’Islam des pratiques soudanaises. Ceux-ci circulent dans les rues, à certaines époques, en promenant un taureau couronné de fleurs et de rubans, à grand renfort de tam-tam, tambourins, danses, cris, chants et castagnettes métalliques. Nous étions à une de ces époques, et, sous la véranda, au fond du petit jardin paisible, nous parvenaient, lointains et assourdis, les bruits d’un cortège de ce genre.
Je ne sais pourquoi, je fis à haute voix une comparaison entre ces manifestations et certaines processions catholiques, ajoutant que ces dernières me paraissaient de la simple idolâtrie, de même que l’eucharistie n’était pas autre chose qu’une pratique de pure sorcellerie, si on l’envisageait autrement qu’en symbole.
— « C’est pourtant votre religion », fit-il.
— « Si l’on veut, répondis-je. J’ai en effet été baptisé lorsque j’étais encore à la mamelle. A part cela, rien ne m’y attache ».
— « Quelle est donc votre religion » ?
— « Je n’en ai aucune ».
Il y eut un silence. Puis le Cheikh prononça :
— « C’est étrange ».
— « Pourquoi étrange ? »
— « Parce que d’ordinaire, les gens qui, comme vous, sont sans religion, se montrent généralement hostiles aux religions. Et vous ne paraissez pas l’être. »
— « En effet. Mais les gens dont vous parlez ont conservé une mentalité religieuse et intolérante. Ils sont restés des inquiets. Ils n’ont pas trouvé dans la perte de leurs croyances la Paix intérieure dont vous parlez. Au contraire. »
— « Et vous ? L’avez-vous trouvée ? »
— « Oui. Parce que je suis allé jusqu’au bout des conséquences, et considère les choses à leur juste valeur et à leur vraie place. »
Il réfléchit assez longuement, puis dit :
— « Cela aussi est étrange. »
— « Quoi donc ? »
— « Que vous soyez arrivé à cette conception par d’autres moyens que ceux de la doctrine. »
— « Quelle doctrine ? »
Il fit un geste vague et se plongea dans sa méditation. Je compris qu’il ne désirait pas en dire plus, et me retirait.
A partir de ce jour, j’eus l’impression que je l’intéressais davantage. Jusqu’alors, nos relations fort amicales et apparemment intimes, n’avaient pas dépassé les limites d’une amitié normale. J’avais été pour lui une connaissance sympathique et agréable, mais, malgré tout, étrangère et distante. Des années s’étaient écoulées durant lesquelles je n’avais représenté qu’un objet de distraction passagère, sans doute de bien minime importance à ses yeux ; le passant qu’on rencontre au cours du voyage de l’existence, un compagnon momentané qu’on accepte pour un bout de route parce qu’il est courtois et pas ennuyeux, puis qu’on oublie ensuite.
Il suffit de quelques phrases échangées par hasard pour que la situation changeât. Par quelques mots vagues, mais lourds de signification, nos deux intellectualités avaient pris contact. Elles ne s’étaient pas pénétrées, tant s’en faut, mais comme par des antennes subtiles elles s’étaient effleurées, examinées, semblant se reconnaître une sorte de parenté. Désormais, un lien spirituel nous unissait.
Dans la suite, chaque fois que nous nous trouvions seuls, la conversation prenait un tour abstrait. Elle consistait souvent en petites phrases sibyllines, prudentes, qui étaient comme autant de petits pas précautionneux dans une demeure qu’on explore, en avançant doucement, et dont on ne veut pas déranger l’habitant. C’était comme un voile qu’on soulève légèrement, un peu, pas trop, pour tâcher d’apercevoir le visage qu’il recouvre, et qu’on laisse retomber avec l’espoir d’en découvrir davantage la prochaine fois.
Je regrette vivement de n’avoir pas alors consigné par écrit ces conversations exquises, tout en nuances, qui, je m’en aperçois aujourd’hui, auraient constitué non seulement pour moi, mais pour d’autres, autant de témoignages précieux. Mais je ne leur attachais pas à ce moment l’importance qu’elles ont prises dans mon souvenir avec le recul du temps.
Je ne puis donc donner qu’un aperçu général de ces entretiens et ne marquer que quelques points saillants qui sont restés dans ma mémoire. Tantôt le dialogue se bornait à quelques réflexions entrecoupées de longs silences, tantôt c’était un exposé particulier de mon point de vue. sollicité par lui. Car c’était lui maintenant qui interrogeait. Jamais nous ne discutâmes. J’entends par là, qu’il n’y eut jamais entre nous de ces controverses où chaque interlocuteur s’efforce de démontrer à l’autre qu’il a raison. C’était un échange d’idées, rien de plus.
C’est ainsi que je fus amené à lui exprimer ma position vis-à-vis des religions. Etant donné que tout homme est troublé par l’énigme de son existence et de son devenir, chacun cherche une explication qui le satisfasse et apaise son esprit. Les religions fournissent une réponse dont se contente le plus grand nombre. De quel droit irais-je troubler ceux qui ont ainsi trouvé le repos spirituel en essayant de leur démontrer que ce qu’ils croient me paraît faux ? D’ailleurs, quel que soit le moyen employé, ou le chemin choisi, pour tâcher d’arriver à la tranquillité de l’esprit. On est toujours obligé de prendre pour point de départ une croyance. La voie scientifique elle-même, qui est celle que j’ai suivie, est basée sur un certain nombre de postulats, c’est-à-dire d’affirmations considérées comme des vérités évidentes, mais cependant indémontrables. Dans toutes les directions il y a une part de croyance, ou très grande ou très minime. Il n’y a de vrai que ce que l’on croit vrai. Chacun suit la direction qui lui convient le mieux. S’il y trouve ce qu’il cherche, pour lui cette direction est la bonne. Toutes se valent. Ici, il m’arrêta, et dit :
— « Non, toutes ne se valent pas. »
Je me tus, attendant une explication. Elle vint.
— « Toutes se valent, reprit-il, si l’on ne considère que l’apaisement. Mais il y a des degrés. Certains s’apaisent avec peu de chose, d’autres sont satisfaits avec la religion, quelques-uns réclament davantage. Il leur faut non seulement l’apaisement, mais la Grande Paix, celle qui donne la plénitude de l’esprit. »
— « Alors, les religions ? »
— « Pour ceux-là, les religions ne sont qu’un point de départ. »
— « Il y a donc quelque chose au-dessus des religions ? »
— « Au-dessus de la religion, il y a la doctrine. »
J’avais déjà entendu ce mot : la doctrine. Mais lorsque je lui avais demandé ce qu’il entendait par là, il avait refusé de répondre. Timidement, je hasardai de nouveau :
— « Quelle doctrine ? » Cette fois, il répondit :
— « Les moyens d’arriver jusqu’à Dieu. »
— « Et quels sont ces moyens ?» Il eut un sourire de pitié.
— « Pourquoi vous les dire, puisque vous n’êtes pas disposé à les suivre ? Si vous veniez à moi comme disciple, je pourrais vous répondre. Mais à quoi bon satisfaire une vaine curiosité ? »
Une autre fois, nous en vînmes incidemment à parler de la prière, que je considérais comme une contradiction chez ceux qui croient en la Souveraine Sagesse.
— « Pourquoi prier ? avais-je demandé. »
— « Je devine votre pensée, dit-il. En principe, vous avez raison. La prière est inutile quand on est en communication directe avec Dieu. Car alors, on sait. Mais elle est utile pour ceux qui aspirent à cette communication, et n’y sont pas encore parvenus. Cependant, même dans ce cas, elle n’est pas indispensable. Il y a d’autres moyens d’arriver à Dieu. »
— « Lesquels ? »
— « L’étude de la doctrine. La méditation ou la contemplation intellectuelle sont parmi les meilleurs et les plus efficaces. Mais ils ne sont pas à la portée de tous. »
Ce qui l’étonnait le plus, c’est que je pusse vivre en pleine sérénité d’esprit avec la conviction de l’anéantissement total, car il voyait bien que j’étais profondément sincère. Fragmentairement, à intervalles variés quand il revenait sur cette question, je lui faisais entendre que c’était là plutôt humilité et non orgueil de ma part. L’inquiétude de l’homme vient de ce qu’il veut à tout prix se survivre à lui-même. Le calme est obtenu lorsqu’on s’est complètement débarrassé de ce désir d’immortalité. Le monde existait avant moi, il existerait après, sans moi. Quelle différence ? La pensée n’est qu’un éclair au milieu d’une longue nuit, comme a dit si bien un grand savant. Ce point de vue me donnait justement la sérénité nécessaire parce qu’il me permettait d’envisager la vanité de toute chose et d’étreindre mes désirs. Le monde était un spectacle, mais rien qu’un spectacle, auquel je me trouvais convié sans savoir ni pourquoi ni comment, et sans en pouvoir comprendre la signification, si tant est qu’il en ait une. Mais ce spectacle néanmoins, n’était pas sans intérêt. C’est pourquoi je tournais mes yeux plus volontiers vers la nature que vers les abstractions. Quand il faudrait quitter le spectacle, je m’en irais, certes, avec regret, parce que je le trouvais intéressant. Mais avec le temps, il finirait sans doute par m’ennuyer. Et puis, d’ailleurs, qu’y faire ? Et combien de peu d’importance ! Une fourmi qu’on écrase, influe-t-elle sur la marche du monde ?
— « Le corps sans doute, fit-il. Mais l’esprit ? »
— « En effet, il y a l’esprit. Cette conscience que nous avons de nous-mêmes. Mais nous ne l’avions pas en naissant. Elle s’est formée lentement avec nos sensations. Elle ne nous est venue que progressivement, peu à peu, avec la connaissance. Elle s’est développée parallèlement avec notre corps, a grandi avec lui, s’est fortifiée avec lui, comme une résultante des notions acquises, et je ne parviens pas à me convaincre qu’elle puisse survivre à ce corps qui, en somme, lui a donné naissance. »
Il y eut un long silence. Puis, sortant de sa méditation, le Cheikh me dit :
— « Voulez-vous savoir ce qui vous manque ? »
— « Et quoi donc ? »
— « Il vous manque pour être des nôtres et percevoir la Vérité, le désir d’élever votre esprit au-dessus de vous-même. Et cela est irrémédiable. »
Un jour, il me demanda à brûle pourpoint :
— « Croyez-vous en Dieu ? » Je répondis :
— « Oui, si vous entendez par là un principe indéfinissable de qui tout dépend et qui sans doute donne un sens à l’Univers. »
Il parut satisfait de ma réponse. J’ajoutai :
— « Mais je considère ce principe comme hors de notre atteinte et de notre entendement. Ce qui m’étonne cependant, c’est de voir que tant de gens, qui se disent ou se croient religieux, et sont persuadés de leur immortalité en Dieu, puissent continuer à attacher de l’importance à leur existence terrestre. Ils ne sont ni logiques ni sincères avec eux-mêmes. Ils font inconsciemment le pari de Pascal, cette suprême lâcheté d’un esprit qui doute. Il semble que si j’avais la certitude d’une autre expérience, le spectacle de la vie sur la terre deviendrait pour moi dépourvu de tout intérêt et parfaitement indifférent. Je ne vivrais plus que dans l’attente de la vraie vie qui m’attendrait de l’autre côté, et comme vos foqara, je me consacrerais entièrement à la méditation. »
Il me considéra longuement comme s’il lisait dans ma pensée. Puis me regardant plus loin que les yeux, il me dit lentement :
— « Il est dommage que vous refusiez de laisser votre esprit s’élever au-dessus de vous-même. Mais quoi que vous en disiez, et quoi que vous en pensiez, vous êtes plus près de Dieu que vous ne croyez. »
— « Vous êtes plus près de Dieu que vous ne croyez. »
Quand il me dit ces mots, le Cheikh Al-Alawi n’avait plus que peu de temps à vivre. Le pèlerinage à La Mecque qu’il avait voulu accomplir avant de mourir, et auquel il avait ajouté un voyage en Syrie et Palestine, l’avait épuisé. Il était d’une faiblesse extrême, mais son esprit travaillait toujours.
Entre temps, Sidi Mohammed, son neveu, qui faisait fonction de moquaddem était mort, et avait été remplacé par un autre de ses neveux qu’il affectionnait particulièrement, Sidi Adda Bentounes. Ce fut Sidi Adda qui l’accompagna à La Mecque, et c’est lui qui dirige actuellement la zawiya.
Sidi Adda ne me cachait pas ses inquiétudes. Par lui, je savais que le Cheikh s’absorbait de plus en plus dans de profondes méditations, dont il ne semblait sortir qu’à regret. Malgré mes objurgations, il ne se nourrissait pour ainsi dire pas. A toutes mes sollicitations sur ce sujet, il esquissait un fin sourire, et me répondait doucement :
— « A quoi bon ? Le moment approche. » Et il n’y avait rien à répondre.
Je voyais dans les yeux des foqara une expression particulière. Je devinais qu’ils cherchaient à voir ce que je pensais de la santé du Cheikh. D’habitude, je les voyais peu. Ils savaient qui j’étais, et l’amitié que le Cheikh me témoignait suffisait pour me gagner leur sympathie. Mais, néanmoins, ils se tenaient généralement à l’écart. La sensation d’un danger pour le Maître, les rapprochaient de moi. Je les rassurais d’un sourire. J’étais en effet persuadé que le Cheikh irait jusqu’à la dernière étincelle, sans cependant lutter, simplement parce qu’il avait habitué son corps à se contenter de si peu que son organisme continuait à fonctionner au ralenti. Je savais qu’il continuerait ainsi, avec un minimum de forces qui eût été insuffisant depuis longtemps pour tout autre. Il consommerait jusqu’à la dernière goutte d’huile de la lampe vitale, qu’il avait mise en veilleuse. Et il le savait aussi.
Parmi les foqara, le Cheikh ne me présenta guère que ceux d’origine occidentale. Il en venait quelquefois. Mais mes rapports avec eux furent toujours assez limités. N’étant pas un initié, nous ne parlions pas la même langue, et la discrétion m’interdisait de les interroger pour savoir comment ils étaient entrés dans cette voie.
Certains étaient de vraies personnalités, notamment un artiste célèbre dont je ne me serais jamais attendu à faire ainsi la connaissance. Cet artiste avait, en même temps que la Tradition, adopté le costume musulman, et celui-ci lui seyait si bien qu’il eût pu lui-même se faire passer pour un Cheikh. Il passa huit jours à la zawiya. Il était accompagné d’une personnalité du Tribunal de Tunis, et d’une dame, tous deux initiés comme lui, et éminemment sympathiques.
Il y eut aussi un Américain, à peu près sans ressources, arrivé on ne sait comment, mais qui tomba malade au bout de quelques jours, dut être envoyé à l’hôpital, et finalement rapatrié.
Jusque chez moi, des musulmans que je savais n’être pas des foqara, venaient me demander des nouvelles de la santé du Cheikh. Je jouissais d’une certaine confiance parmi eux, parce que je n’avais pas l’attitude hautaine et condescendante que les Européens affectent d’ordinaire à leur égard, sans faire montre cependant d’une familiarité déplacée que certains se croient obligés de déployer pour les amadouer. Dans l’un ou l’autre cas, les musulmans répondent par le mépris. Avec eux, il faut d’abord rester à sa place, tenir son rang. Il faut, ensuite, savoir leur parler sans morgue ni brutalité, et savoir aussi se montrer amical sans être familier. Ce sont là des nuances qu’ils perçoivent très bien, et auxquelles ils sont très sensibles. Bien des fonctionnaires qui n’ont pas réussi en ont fait l’amère expérience.
C’est surtout une question de manque de tact de la part des Européens, manque de tact joint à leur ignorance totale de l’Islam, qui rend si profonde l’incompréhension entre les deux milieux. Imbu du sentiment d’une supériorité qu’il croit posséder en toute certitude et dans tous les domaines, l’Européen affecte, souvent sans s’en apercevoir, une attitude blessante vis-à-vis du Musulman. Même lorsqu’il veut être aimable, il choque ce dernier par sa condescendance ou des remarques déplacées. Il n’y a pas antipathie, mais incompréhension par ignorance. Pour qu’un rapprochement fût possible, il faudrait que l’Européen se mit bien dans la tête que la population musulmane a des traditions et des coutumes auxquelles elle tient, traditions aussi respectables que les nôtres, et sans doute beaucoup plus anciennes. Les transgresser, ou s’en amuser et en rire devant le Musulman qui vous reçoit, c’est se conduire en personne mal élevée. L’hôte ne dit rien, mais n’en pense pas moins.
Il y a bien entendu d’heureuses exceptions, mais ce ne sont que des exceptions alors que du côté musulman, en général, on semble avoir le souci de la réserve et de la bonne tenue. J’ai toujours vu dans les fêtes officielles, les chefs musulmans qui y étaient conviés se comporter de la façon la plus correcte. En revanche, dans des réceptions organisées par ces mêmes chefs, il m’a été donné de voir des femmes de fonctionnaires faire à haute voix des réflexions ridicules, s’agiter, fureter avec indiscrétion ou lancer des rires moqueurs devant tel ou tel usage qui surprenait leur petite cervelle d’oiseau, bref, se conduire comme elles n’auraient pas admis qu’on se conduisît chez elles. J’en étais tellement gêné que j’avais pris l’habitude de refuser toute invitation chez des personnalités musulmanes, s’il devait s’y trouver d’autres Européens.
L’un de ceux-ci, appartenant à la meilleure société, me disait un jour en parlant du Cheikh, qui, paraît-il, aurait été dans sa jeunesse apprenti cordonnier, fait d’ailleurs tout à son honneur :
— « Comment pouvez-vous vous intéresser à cet ancien savetier ? »
— « Vous oubliez, lui dis-je, vous oubliez que Jésus fut apprenti charpentier. Vous parlez, vous chrétien, comme un pharisien. »
Mon interlocuteur s’en fut, sans ajouter un mot.
Malgré sa faiblesse grandissante, le Cheikh continuait à s’entretenir avec ses disciples, mais il était obligé d’écourter les séances. Son cœur faiblissait, devenait irrégulier, et j’avais beaucoup de peine à faire accepter au Cheikh les tonicardiaques nécessaires pour rétablir un rythme défaillant. Fort heureusement, des doses infimes étaient suffisantes pour agir sur un organisme pour ainsi dire vierge de toute action médicamenteuse.
Au cours de l’année 1932, il y eut une grosse alerte. Une demi-syncope se produisit. Lorsque j’arrivai, appelé en toute hâte, le pouls était imperceptible, le malade semblait avoir perdu connaissance. Une piqûre intraveineuse rétablit les choses. Le Cheikh ouvrit les yeux, et me regarda d’un air de reproche.
— « Pourquoi avez-vous fait cela ? me dit-il. Il fallait me laisser aller. Ça n’a pas d’importance. A quoi bon ? »
Je répondis :
— « Si je suis auprès de vous, c’est qu’Allah en a décidé ainsi. Et s’il en a décidé ainsi c’est pour que je fasse ce que je dois faire. »
— Oui, fit-il. Insh-Allah ! » (Si Dieu le veut !)
Je restai longtemps auprès de lui à surveiller son pouls par crainte d’une nouvelle défaillance, et ne le quittai que lorsqu’il me parut suffisamment rétabli.
Après cette alerte, il en eut d’autres. Néanmoins, le Cheikh vécut encore près de deux ans, avec des alternatives de hauts et de bas. Durant les bonnes périodes, il reprenait son genre de vie comme si rien ne s’était passé. Il semblait cependant aspirer vers la fin, mais l’attendait avec impatience. Toute sa vie intérieure intense ne se manifestait que dans son regard. Le corps ne semblait plus qu’un support usé qui allait s’effriter d’un moment à l’autre.
Un matin, il me fit appeler. Il ne paraissait pas être dans un état plus alarmant que les jours précédents, mais il me dit :
— « C’est pour aujourd’hui. Promettez-moi de ne rien faire et de laisser s’accomplir les choses. »
Je lui fis remarquer qu’il ne me paraissait pas plus mal que la veille. Mais il insista.
— « Je sais que c’est pour aujourd’hui. Et il faut me laisser retourner dans le sein d’Allah. »
Je le quittai, impressionné, mais un peu sceptique. Je l’avais vu tant de fois, la vie suspendue à un fil, sans que le fil se rompît. Il en serait ainsi ce jour-là comme tant d’autres fois.
Mais lorsque je revins dans l’après-midi, le tableau avait changé. Il respirait à peine, et le pouls était incomptable. Il ouvrit les yeux en sentant mes doigts sur son poignet, et me reconnut. Ses lèvres murmurèrent :
— « Je vais enfin reposer dans le sein d’Allah ! »
Il me serra faiblement la main et ferma les yeux. C’était un adieu définitif. Ma place n’était plus là. Il appartenait désormais à ses foqara, qui attendaient. Je me retirai donc, en disant à Sidi Adda que je l’avais vu pour la dernière fois.
J’appris dans la soirée que, deux heures après mon départ, il s’était éteint doucement d’une manière presque insensible, respectueusement entouré de tous les disciples présents à la zawiya.
La dernière goutte d’huile avait été consumée.
Dans l’exposé qui précède, j’ai tenté de donner une idée de ce que fut le Cheikh Al-Alawi. Je sens combien cet exposé est insuffisant, mais je me suis attaché à ne rapporter que des souvenirs dont je fusse absolument sûr. Certaines des phrases que j’ai citées, sont exactement, mot pour mot, celles que le Cheikh a prononcées. Pour d’autres, je ne puis affirmer qu’il employa les termes mêmes que je lui prête, mais je puis en garantir le sens général.
J’aurais pu broder sur un thème facile, mais j’ai préféré m’en tenir à la sobriété sèche des souvenirs dont j’étais certain. La physionomie du Cheikh, telle qu’elle s’en dégage, m’en paraît plus nette et plus pure. Elle a de plus ce caractère particulier d’avoir été exposée d’une manière impartiale, sans éloges inutiles, et dépourvue de l’auréole dont un disciple aurait été sans doute tenté de l’entourer. Elle se suffit à elle-même, et gagne peut-être d’avoir été esquissée par un profane.
J’ai évité toute appréciation personnelle sur la doctrine du Cheikh. Mon opinion n’avait rien à voir en pareille matière, puisque mon but était simplement de présenter le Cheikh tel que je l’ai connu et non de discuter ses idées. Je sais qu’il s’agissait d’une doctrine ésotérique, sur laquelle n’étant pas initié je ne puis avoir que des notions très vagues.
Peut-être les initiés souriront-ils en lisant certaines de mes impressions, mais ils me sauront gré d’avoir été sincère et volontairement simple. Ils remarqueront aussi qu’en aucun endroit je n’ai employé le mot : foi. Cette réserve m’a été dictée par un scrupule. Je crois avoir compris que, dans l’esprit du Cheikh, la doctrine ne constituait pas un acte de foi, mais une constatation de l’évidence.
Je me souviens lui avoir dit un jour, que ce qui m’empêchait de chercher, selon son expression, à élever mon esprit au-dessus de moi-même, était, sans doute, le manque de foi.
Il me répondit par ces paroles :
— « La foi est nécessaire pour les religions, mais elle cesse de l’être pour ceux qui vont plus loin, et parviennent à se réaliser en Dieu. Alors on ne croit plus, on voit. Il n’est plus besoin de croire, quand on « voit » la Vérité. »
Que les adeptes veuillent bien m’excuser d’avoir représenté de façon bien imparfaite une personnalité aussi particulière, et aussi remarquable que celle du Cheikh Al-Alawi. C’est pour eux que j’ai rédigé pieusement ces quelques souvenirs qui les intéresseront, je pense, et dont le seul mérite est la sincérité.
(Tanger, MAI I942 Marcel CARRET)


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